À l’os 

Il y a des livres dont on se sent incapable de parler. Pour ne pas dire illégitime. Parce qu’ils nous débordent, parce qu’ils nous excèdent. Parce qu’ils dépassent par leur simple existence, dût-on ne jamais les ouvrir, les mots indigents que l’on va tenter de poser sur eux. Des livres pour lesquels on sait qu’on n’aura jamais assez de vocabulaire, de sensibilité, d’empathie, ou tout simplement de douleur ou de courage, pour les approcher vraiment. J’écris « approcher » car il est illusoire de songer à pénétrer leur cœur, au sens de cœur bouillant d’un réacteur dans la folie de sa combustion ; on sait que tout au plus on effleurera leur surface, avec nos phrases trop lisses, mais qu’on ne saura pas, mais alors vraiment pas, restituer la brûlure qui les a fait naître, la lave qui les secoue de bout en bout, le magma en fusion que charrie chacune de leurs lignes, malgré la logique géométrique d’une construction qui a toutes les allures d’une implacable démonstration.

Et on ne parle pas ici de roman ; pas du droit qu’a la fiction d’être épique, délirante, insensée et improbable. On ne parle pas des constructions de l’imagination et de la mise en scène de ses coïncidences extravagantes, que l’on accepte de croire par convention. On parle d’une autobiographie on ne peut plus autobiographique, tellement autobiographique qu’elle pourrait être une quintessence de l’autobiographie, d’un discours de soi qui crucifie l’identité de celui qui l’a écrit, 872 pages à l’os, maniant le verbe comme le tranchant d’un bistouri et la lucidité comme un scialytique, 872 pages qui, malgré leur allure torrentielle, ne se déversent pas, ne se répandent pas, ne se défont pas mais organisent, une section après l’autre, un degré de souffrance après l’autre pourrait-on dire – chacune d’entre elles étant divisée en niveaux numérotés –, les strates d’une existence, ou plus précisément de ce qui a été l’avant et l’après d’une existence, qu’un événement fractura de manière définitive.

De Grégoire Bouillier, on sait qu’il avait écrit en 2002 le saisissant Rapport sur moi, puis une nouvelle, L’Invité mystère, 2004, qui relatait sa rencontre avec Sophie Calle. On savait qu’il avait été l’amant de celle-ci et que sa lettre de rupture avait fait l’objet d’une vengeance menée par un commando de 105 femmes, Prenez soin de vous, qui en avaient livré une exégèse aussi drôle que cruelle, qualifiée de « chœur de la mort » par Christine Angot. Puis qu’il n’avait plus rien écrit à part un bref texte, Cap Canaveral, quatre ans plus tard. Après quoi l’écrivain prometteur avait disparu des écrans radar.

« Il s’appelait Julien. Je peux dire son nom. C’est le moins que je puisse faire ». C’est ainsi que s’ouvre le livre après son prologue, qui relate l’histoire du suicide de l’ami de Picasso, Carlos Casagemas. Julien n’était pas un frère, pas un proche. Mais Julien n’était pas n’importe qui : il était le mari de Patricia. Julien s’est suicidé le 27 novembre 2005 en se pendant à une fenêtre avec la ceinture de son pantalon ; une expérience que Grégoire Bouillier a ensuite tenté de renouveler à son propre compte. Non qu’il voulût mourir, même s’il a bien failli y réussir ce soir-là : mais parce qu’il voulait comprendrece que l’on éprouve, les sensations exactes, ce qu’endure le corps quand on se donne la mort par pendaison. Car si Julien a choisi de quitter la vie par le chemin de l’asphyxie, c’est après avoir écrit le prénom de Patricia et celui de l’auteur, qui avait fait l’amour avec elle une semaine auparavant, sur le lit conjugal dont il avait arraché les draps.

« Certaines choses sont si opaques qu’elles ne laissent pas passer la lumière du langage, pas un mot ; elles se tiennent dans le silence, debout, immobiles, granitiques, braquant fixement leurs yeux de sulfure sur nous ». Il y avait la vie. Il y aura désormais le silence, avec « le suicide de Julien sur les bras ». Un silence de catastrophe, de désastre, littéralement, de mort. Et pourtant, il faut parler, parce que la véritable obscénité serait de se taire. Mais l’écrivain a perdu ses armes. Devant l’indicible, il doit désapprendre, admettre l’impossibilité du langage. Alors il raconte, pendant un premier chapitre de plus d’une centaine de pages absolument obsessionnelles, cet instant, ce SMS lu à une terrasse de café, ce vertige de l’avant et de l’après du suicide de Julien.

À partir de là, le livre, qui est une rétrospective, réorganise la masse des événements de l’existence de son auteur selon une téléologie qu’on peut considérer comme parfaitement délirante ou au contraire implacablement logique. Chaque acte, chaque rencontre, chaque décision, est lu comme lepas supplémentaire qui a conduit au suicide de Julien.

Et au centre du drame, de la tragédie pourrait-on dire, il y a M. qui a donné son titre au livre, Le Dossier M., comme on inscrit le nom d’un prévenu sur la tranche d’une procédure pénale. Car, comme le souligne Bouillier, si lors d’un homicide on s’attache à rechercher et juger les coupables, ceux qui furent partie prenante dans les causes d’un suicide, eux, ne connaîtront jamais la sanction judiciaire. Alors il faut se faire son propre procureur et son propre avocat. Retracer l’enchaînement des événements. Pour Grégoire Bouillier, M., par qui le drame arriva, c’est la rencontre absolue, le coup de foudre, la sublimation, racontée durant des pages proprement extraordinaires où rarement fut dite de manière plus exhaustive et plus juste la complexité magnifique d’une opération de cristallisation, qui aura duré ici en tout et pour tout trois heures. Mais elle aura suffi à détruire la vie d’un homme. Et, par voie de conséquence, celle d’un autre. Car pour avoir une chance de conquérir M., il a d’abord fallu quitter S. – Sophie Calle – occasion là encore de décortiquer sans pitié les mécanismes d’une rupture, avec son cortège de lâchetés, de non-dits, de plaidoyers, aussi, pour le courage paradoxal de s’en aller. Assorti, dans ce cas très précis, de la peur des conséquences. C’est une des rares sections du livre où l’humour cesse d’être parfaitement désespéré pour se faire parfois caustique (description des dîners d’artistes avec ses « respounchous » au menu), voire prémonitoire (« La suite promettrait d’être folklorique »).

Mais avant S. et M., il y eut aussi les rêves d’enfants, qui ont façonné l’adulte : Zorro, figure adulée, redresseur de torts, qui s’engloutit dans les paillettes des années 80 : sur le feuilleton Dallas– qui l’eût cru –, Bouillier écrit des pages d’une lucidité et d’une acuité à couper le souffle pour démontrer comment s’est opéré en moins d’une décennie un « fantastique renversement des valeurs » où la ruse, l’hypocrisie et la sournoiserie deviennent les nouveaux gages de la réussite. Et avant Zorro, il y eut la famille, dysfonctionnelle, déjà évoquée dans Rapport sur moi, le viol par le frère, les tentatives de défenestration de la mère, l’association délétère de l’amour et de la mort, les « je t’aime » qui précèdent les tentatives de suicide maternel et qui n’inspirent plus que l’envie d’appeler les pompiers à chaque fois que l’auteur entend ces mots dans la bouche d’une femme. Au bout du compte, un homme vulnérable, détruit par un amour inassouvi, qui acceptera en désespoir de cause une aventure d’un soir, avec les conséquences que l’on sait. Et au milieu de ce paysage tournoie sans cesse l’obsession de l’amour, du sexe et de la passion ; l’amour qu’on donne et qu’on cherche, que l’on reprend ou qui nous quitte, celui dont l’espoir permet de tenir le fil précaire de l’existence, remplit parfois d’enthousiasme, de joie, de lumière ou d’exaspération ; mais qui en l’espace de trois heures peut se transformer en esclavage brutal et en terrifiante aliénation.

Qu’est-ce que cet énorme livre ? Une psychanalyse ? Beaucoup plus. Une autofiction : certainement pas, même si l’imagination, la fatale imagination, y joue son rôle. Une confession : sans doute, sauf que l’auteur n’y cherche pas de pardon, et surtout pas d’absolution. Il faudrait plutôt parler de relecture totalisante d’un destin, d’une horlogerie qui démonte avec une sagacité admirable la mécanique des sentiments humains, mais surtout d’une instruction, à charge et à décharge, celle d’un homme qui vit depuis dix ans avec la mort d’un homme sur la conscience, qui sait qu’il n’est qu’undes maillons qui firent le drame (pas d’orgueil victimaire dans cet ouvrage), mais qu’il en est aussil’un des maillons et que de cela plus jamais il ne pourra faire abstraction. Il y a du Rousseau dans ce Dossier M. qui ne passe sous silence, n’excuse, ne pardonne rien : une mise à nu totale, un monologue intérieur qui parfois explose en phrases torrentielles, parfois se resserre autour de quelques aphorismes cruels, parfois s’adresse à soi, parfois à l’autre (M., le mort, le lecteur), mais qui en tout état de cause semble être mû de la première à la dernière ligne par un violent impératif de survie. Les digressions à l’infini n’ont que l’apparence d’une gratuité : elles sont les étapes d’un Golgotha personnel, fonctionnant comme une fantastique anamnèse qui déplie, niveau par niveau, ce qui façonne un être et guide ses actes, le conduisant à naviguer entre la grandeur et l’abjection.

Il y a là un regard sur soi et sur une société qui ne sait plus que faire du courage d’aimer, une méditation tragique et parfois presque drôle sur les caprices du hasard et la loi de la nécessité, un lieu où l’extrême folie et l’extrême lucidité s’entrechoquent, dans cette mise en pages de l’existence qui grandit comme un monstre incontrôlable. Il y a aussi, et ce n’est pas un détail, le renoncement à une certaine idée de la littérature au profit d’un discours de pure existence : « Je ne sais plus ce qu’est un livre. Ce qu’un livre doit être ou n’être pas : je n’en ai plus aucune idée.  Je ne veux plus le savoir ».

Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Flammarion, 2017, 882 p.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2017)