L’enfant de la collaboration

Il existe plusieurs manières d’être témoin de l’Histoire : certaines s’avouent plus facilement que d’autres. Marie Chaix fait partie d’une population de l’ombre : celle des « enfants de collabo », qui ont choisi de raconter toute la difficulté qu’il y a être apparentée à des hommes dont le nom a été couvert d’opprobre à la fin de la guerre. L’écrivain est née en 1942 ; comme elle l’écrit dans Les Lauriers du Lac de Constance : « je suis une enfant de la collaboration, du maréchal, de Doriot, de la Wehrmacht et de l’antisémitisme. » Son père, Albert Beugras, est un ingénieur chimiste lyonnais, qui se lance dans l’aventure (manquée) d’un syndicalisme non gauchisant et en sort rapidement déçu. Il s’engage ensuite en politique aux côtés de Doriot, le fondateur du Parti Populaire Français, dont il devient le bras droit pendant l’Occupation. Après avoir suivi le repli du gouvernement de Vichy en Allemagne, il rallie tout à la fin de la guerre le camp des Alliés, mais refuse la protection offerte par les Américains. Il choisit de rentrer en France après l’épuration pour y être jugé. Incarcéré en 1945, il passera huit ans à Fresnes avant d’être amnistié en 1963. Marie Chaix a consacré deux ouvrages à l’évocation de la figure de son père : Les Lauriers du Lac de Constance, publié en 1974, et l’Eté du Sureau, qui revient sur l’écriture de ce premier livre, en 2005.

En 1974, c’est d’abord la voie du roman qu’a choisie l’auteur pour raconter son histoire, ou plus exactement le mode de « l’autobiographie romancée ». Il faut cependant nuancer la dimension de fiction que pourrait laisser supposer le choix de cette catégorie générique. En effet, Marie Chaix s’est trouvée dépositaire, à vingt et un ans, d’une vingtaine de cahiers rédigés par son père durant sa détention à Fresnes. Celui-ci avait entrepris de dresser la chronique de ses années politiques, une chronique très factuelle, qui se concentrait sur le déroulement des différents événements qu’il avait vécus. Ce témoignage de première main, très précis, est utilisé par l’auteur pour bâtir une rétrospective complète. Marie Chaix reconstitue ainsi tout l’itinéraire politique et idéologique de son père : la rencontre d’Albert B., comme elle l’appelle, et de Doriot, la fascination pour ce chef un peu trop charismatique, l’héritage nationaliste, l’antibolchévisme, les meetings. Le recours à la dimension romanesque vient donner une épaisseur sensible à cette suite de faits : en effet, l’écriture décale sans cesse les points de vue, passant du regard d’Albert B. à celui de son épouse ou de son père, puis revenant à première personne, c’est-à-dire à la voix de Marie. On peut ainsi comprendre le gouffre qui sépare les perceptions individuelles des événements : à côté de la grande histoire se déroule la petite, celle du cercle familial, qui ne comprend rien ou presque aux activités du père. Ainsi, à cette époque, Marie qui est encore une enfant, pense que le Palais de Justice est un palais de conte de fées ; elle joue ensuite à la poupée en faisant mine d’apporter des colis à son « mari chéri ». Dans tout le livre, le choix de la polyphonie narrative renforce la dimension autobiographique : l’auteur n’a cherché ni à excuser, ni à accabler son père. Mais elle veut raconter comment la guerre a bouleversé leur vie de famille, son enfance, puis sa vie d’adulte, en la lestant de honte, de peurs, d’incompréhensions.

L’Eté du Sureau va plus loin. A l’origine de ce livre, qui a connu une genèse longue et douloureuse, une séparation, celle d’Emilie, la fille de Marie, d’avec son époux Richard. Ce choc réactive la mémoire des deuils et des pertes qui ont émaillé la vie de l’auteur et la ramène à son propre divorce. Marie Chaix revient à cette occasion sur l’écriture des Lauriers du Lac de Constance, et constate rétrospectivement à quel point les mécanismes d’autocensure ont joué dans son premier livre. Elle analyse son mariage, entre autres, comme une tentative désespérée pour « piquer [le] nom » (sic !) de son mari, Jean-François Chaix, dont elle fera son nom d’auteur. Dans le texte même, elle n’a pas su se résoudre à écrire le patronyme de son père, encore trop difficile à porter (« Beugras, hélas », écrit-elle). Albert Beugras donc est désigné dans tout l’ouvrage par son initiale, Albert B. La question du nom cristallise en réalité tout le reste : c’est en lui que réside l’héritage empoisonné, en lui que rentrent en conflit la honte de ce qu’il symbolise et le désir, en même temps, de rester la fille de son père.

La lecture comparée des Lauriers du Lac de Constance et de L’Eté du Sureau permet de voir comment peut évoluer, mais aussi se replier ou se dérober une écriture autobiographique face à l’histoire, individuelle et collective. Marie Chaix nous a dit avoir compris, assez tard, que les cahiers de Fresnes écrits par son père lui étaient en réalité destinés, avec le souhait, quelque peu utopique, qu’elle « puisse porter fièrement son nom ». On peut considérer que l’écrivain s’est acquittée de cette (difficile) mission, en plusieurs étapes. Les Lauriers sont le roman de l’aventure historique, de l’explication — s’expliquer semblant avoir été l’un des soucis d’Albert Beugras. Comprendre semble, de façon symétrique, avoir été celui de sa fille. Avec L’Eté du Sureau, un pas supplémentaire est franchi : Marie Chaix, qui s’avoue cette fois née Beugras, dit enfin le nom, la gêne, car s’y attache encore quelque chose de la  « honte collante des barreaux de prison » derrière lesquels elle a vu son père pendant huit ans. Elle évoque d’autres facettes de l’homme, qui fut aussi un époux infidèle et un personnage secret. Mais aucun misérabilisme, aucun pathos dans ces textes resserrés, souvent ponctués d’ironie tranchante. On y voit comment les événements collectifs viennent infléchir les destinées individuelles, comment les victimes collatérales de l’histoire doivent grandir avec cet héritage et s’en accommoder. Avec, dans ce cas précis, la difficulté que la mémoire du passé convoqué est peu glorieuse et doit faire face à un double refoulement, personnel et social. L’écriture autobiographique permet de faire sauter le verrou du silence, et nous amène, grâce à cet éclairage « venu de l’intérieur » à dépasser les jugements moraux pour comprendre les motivations d’un homme qui s’est fourvoyé dans des idéaux désastreux. Comme nous l’a déclaré Marie Chaix : « Ni juge ni avocat [, j]’ai écrit ma vérité. » Et s’est en partie réconciliée avec cette filiation difficile en l’écrivant.

Marie Chaix, Les Lauriers du Lac de Constance, Seuil, 1974,  249 p.
L’Été du sureau, Seuil, 2005, 176 p.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2008)1)