Les Photos d’Anny 

Avec Les Photos d’Anny, publié comme ses précédents ouvrages aux éditions du Seuil, Anny Duperey poursuit l’élaboration d’une lente, patiente, minutieuse et passionnante entreprise autobiographique, un dévoilement, au sens propre, puisqu’il s’agit, pas à pas, de soulever ce « voile noir » qui s’abattit sur elle et obtura sa mémoire après la mort brutale de ses parents, lorsqu’elle avait huit ans et demi. Anny Duperey a longuement observé les photos de son père (Le Voile noir, 1992 ; Lucien Legras, photographe inconnu, 1993) et a tenté à travers lui de comprendre qui était ce jeune photographe qui se levait aux aurores pour capter la brume et la lumière. Dans Les chats de hasard (1999), c’est sa relation aux animaux qui se fait le médiateur de cette mémoire enfouie, jamais recouvrée. Le Rêve de la mère, paru en 2017, revenait sur une figure familiale centrale, la tante de l’auteur, qui a élevé la petite fille, tout en retraçant la naissance de la passion d’Anny Duperey pour la peinture, sa première formation, puis les arts du cirque, une passion dont elle découvrira qu’elle avait été en partie héritée de sa mère. Mais dans Les Photos d’Anny, un pas supplémentaire est franchi puisque, pour la première fois, l’artiste évoque sa propre relation à la photographie, sur laquelle elle était restée jusqu’alors silencieuse. Or, comme le livre le montre, son premier appareil, le Rolleiflex Leica qui lui tombe entre les mains un peu par hasard lorsqu’elle était jeune femme, a été un fidèle compagnon de vie pendant plusieurs décennies. Il a permis une permutation des rôles chez une jeune femme qui a utilisé son métier d’actrice comme rempart contre son chagrin : derrière son appareil, elle « n’étai[t] plus qu’un regard et oubliai[t] le paraître ». Et comme tous les photographes dans l’âme, elle a pris goût à la traque de l’image, l’évaluation de la lumière, « l’affût pour réussir à capter un instant unique, fugitif ».

Pendant vingt ans, l’auteur accumule ainsi les images, que le livre présente sous forme de sections thématiques, qui correspondent aussi à ce que furent ses passions. Sans s’en rendre véritablement compte – elle n’a pas encore, à cette époque, reçu ni enfoui les plaques originales de son père dans une « commode-sarcophage » d’où elle mettra dix ans à les extraire –, elle remet ses pas dans ceux de Lucien Legras, choisissant comme lui de regarder ce qu’elle aime à travers un objectif. Elle se forme aux tirages, apprend les bains, la manipulation du matériel, se passionne pour le travail de laboratoire, répétant inconsciemment les gestes paternels. Elle porte son objectif d’abord sur les êtres qui lui sont chers : sa sœur Pitou, certains des hommes qu’elle a aimés, ses amis comédiens, réalisant d’eux des portraits qu’un photographe professionnel ne désavouerait pas. Mais elle capte aussi la nature, l’herbe haute, les chats, un oiseau perdu dans un mégapole américaine, des espadrilles trempées de pluie dans le Midi, et photographie pendant des mois, avec fascination, la démolition de la partie sud du quartier Montparnasse. « Si faire ces photos-là, parfois à la limite de l’abstraction, me séduisait autant, c’est peut-être parce que je m’approchais au plus près de la recherche photographique de mon père, tout près, si près… » Jusqu’au jour où son agrandisseur, pour une raison mystérieuse, se dérègle, lui inspirant l’envie d’en acheter un neuf et le projet de l’utiliser pour développer les images de son père, qu’elle regarde pour la première fois… On connaît la suite.

Ce livre extrêmement riche d’images (186 pages illustrées), écrit comme toujours d’une plume limpide, sincère et élégante, nous fait pénétrer dans l’univers d’une véritable photographe, dont les images séduisent par leur beauté intrinsèque. Mais le texte qui les accompagne et en retrace la genèse les charge de surcroît d’un sens nouveau, ce qui permet aussi de les apprécier comme les pièces supplémentaires d’une fragile mosaïque de mémoire. De livre en livre, Anny Duperey raconte magnifiquement comme l’art, les arts, lui ont servi de passerelle pour se réapproprier son passé et en transcender la cicatrice douloureuse, lui permettant d’aller, librement et lucidement, du côté de la vie.

Anny Duperey, Les Photos d’Anny, Paris, Seuil, 186 p. ill.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2019)