Cartes postales sans objet

 

Regarder


Je me suis mise à prendre des photographies des différents lieux où je me rendais car ce dérivatif discret rendait moins ennuyeux les voyages réguliers que m’impose mon métier. Ni expérience de cet art, ni connaissance, ni technique de ma part : un simple appareil photo numérique, une certaine curiosité visuelle, et le goût de la marche solitaire. Au fur et à mesure que je réalisais ces images et que je les regardais, je me rendais compte que celles qui me paraissaient les plus intéressantes étaient les plus dépouillées de tout signe d’identification, et partant, de tout pittoresque. Des murs anonymes, des façades, des horloges, des lignes d’horizon vides. Des arbres, de la terre, des chats inconnus, des voies ferrées, des feuilles mortes, de l’eau, de la neige.


Peu à peu, mon regard s’est resserré autour des éléments et de leur grain. J’aime scruter la matière, dans ses aspérités, ses déchirures, ses douceurs ; capter les dissymétries, les équilibres involontaires. L’anonymat de ces surfaces est une manière de souligner leur parfaite singularité, d’en saisir, les jours de chance, les rimes géométriques dessinées par une arête, une ombre. J’aime particulièrement le mariage du naturel et de l’artificiel, les géométries urbaines bouleversées par la compacité blanche de l’hiver, les architectures de fer rencontrant le ciel, les pavés jonchés de feuilles mortes et de fleurs de marronniers, les fontaines à gargouille qui tentent de subjuguer l’eau vive. J’aimerais savoir rendre ce qui change lorsque la lumière caresse le granit, ce qui s’émeut lorsque les cristaux de froid édifient leurs fragiles cathédrales moléculaires, ce qui vibre quand la chaleur se dépose à la surface du sable, ce qui tranche quand un mur se dresse, massif et péremptoire, délabré ou énigmatique. J’aimerais que l’image, à vrai dire, puisse entrer dans les textures et sache restituer la qualité propre de chacune. Evidemment, mes tentatives sont trop pauvres pour y parvenir.


Pourtant, ces expériences photographiques me tiennent lieu de carnets de voyage. Ils suffisent à me rendre l’émouvante mémoire des lieux par lesquels on passe sans s’y attarder. Le catalogue des beautés du monde s’émacie, se cristallise sur des rectangles étroits et indéchiffrés, sorte de cartes postales sans objet ni légende : les photos disent, pour moi seule, l’heure qu’il était, la lumière qu’il faisait, un soir à Helsinki, un matin à Montréal, une après-midi en Galice, un jour de froid dans mon jardin. Elles me suggèrent que le monde n’a pas d’autre nom que celui que l’on choisit de lui donner, qu’il décline où que l’on se trouve les mêmes paradigmes et les mêmes grammaires, fascinantes : eau, sable, terre, lignes d’acier, de chemin de fer. D’une certaine manière, ce n’est pas la différence qui est intéressante, mais plutôt cette stupéfiante propension à la répétition, et l’aisance avec laquelle nous savons en reconnaître les variations, dissimulées au fil des voyages. Au milieu des traversées et des arpentages, qui nous font nous parfois nous demander où est notre place, et même si nous en possédons une, l’image photographique répond, précaire mais irrévocable : c’est ici.




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