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Les premières notes de la première sonate de Scarlatti sont un pincement : celui d’une corde, celui au cœur. Elles résonnent, sous les doigts de Scott Ross, dans une sorte de perfection tranquille et déliée, mélancolique à force d’équilibre. Il y a dans cette musique, qui a rencontré en lui son lecteur implacable, des bruissements de feuille d’or et des syncopes aussi légères que des ébauches de respiration. Des mélodies qui jaillissent comme des fontaines ou des ballets pyrotechniques, des parcours de vitesse ou de lenteur étrange, comme si derrière le masque de la joie et de la fête, quelque corruption secrète, triste à en mourir, se rappelait au souvenir de qui l’écoute. Froissement de soie, rire qui perle, eau luminescente, soir d’été ; mais aussi frimas, notes grêles au seuil de quelque hiver, qui s’apprête à dépouiller les frondaisons et laisser les arbres s’exposer dans la beauté nue de leur émaciation.
La musique de Scarlatti est un horizon, un absolu, et un lieu de retraite inexpugnable, qui récapitule le monde ; j’y ai appris une grande partie de ce que j’étais capable d’éprouver. Elle me guérit du sentiment d’incohérence, de déliaison, et scintille au plus noir comme la preuve qu’êtres et choses peuvent trouver une affinité si profonde, si organique, qu’elle débarrassent l’acte de vivre de son intolérable gratuité.
De cette consolation absolue, école qui résiste au temps, à l’usure, jamais je n’ai su me guérir, pas plus que de la fascination qu’elle exerce sur moi ; j’y retourne comme un opiomane à sa drogue. Et parfois, après que je l’ai délaissée quelques jours, quelques semaines, l’entendre à nouveau me submerge d’une émotion immédiate, ensorcelante : j’y expérimente comme en nul autre lieu le maléfice affolant du souvenir proustien, qui abolit le temps et me ramène intacte à mes vingt ans.
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