Les vieilles chansons [9]

 

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Certaines chansons nous sont tellement familières qu’elles le sont trop. Des tubes, usés par leurs passages multiples en radio, mille fois entendus, délavés par l'habitude. Et un jour, parce qu’une émission les programme à contre-emploi, qu'une explication a été donnée sur leur genèse, un commentaire fait sur leurs arrangements, ou tout simplement parce que nous avons eu le temps de les oublier un peu, voilà que l'oreille se rouvre à elles, les accueille à nouveau. Mais cette fois, le vieux tube, la scie que l'on croyait dévitalisée révèle sa force pathétique, son pouvoir, sa merveille.


C'est ainsi que j’ai réentendu, un samedi matin où je ne m’y attendais guère, Et maintenant, de Gilbert Bécaud et que je me suis soudain mise à l’écouter vraiment.


Cette chanson est extraordinaire. L'orchestration, qui reprend le rythme obsédant du boléro de Ravel, les silences, la question lancinante, la litanie de l'absence, la désarticulation littérale du monde que représente une séparation. Le phrasé syncope, rugit, gifle et saccade. Et les percussions enflent comme la mer qui monte, au même rythme que le chagrin.


Il fut oser interpréter Et maintenant avec cet abandon, cette emphase, cet excès. Dire que l'absence d'un être nous détruit au point de nous priver de nous-mêmes. Égrener la stase du temps qui ne passe plus et dont chaque fibre, chaque heure diurne, chaque seconde nocturne, sera désormais térébrante. Cracher la colère, les larmes, le sens enfui de la vie. Signe que l'affaire est universelle, cette narration peut aussi bien s’incarner dans la voix d'une femme : Shirley Bassey en a fait un succès planétaire sous le titre de What Now My Love.


Les chansons familières sont de petites bombes à retardement lovées au cœur de notre mémoire, de notre oreille. Patientes, elles attendent leur heure, celle où l'on sera (enfin) prêt à les écouter. Ne leur marchandons pas notre admiration : aussi populaires, simples, et même simplistes puissent-elles sembler, elles sont en même temps d'extraordinaires concentrés de vie et d'émotion, des clés inattendues qui nous aident rouvrir les portes des chagrins enkystés. Elles donnent parfois sans prévenir un visage limpide, une voix audible, une immanence et une lumière aux ombres qui nous ont trop fort traversés.



© Hélène Gestern / Editions Arléa - 2011