Lhasa de Sela [17]

 

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J’ai éprouvé tellement de peine quand j’ai appris la mort de Lhasa de Sela que j’ai mis plusieurs mois à pouvoir la réécouter, et plus de deux ans avant d’accepter d’entendre la totalité de son dernier disque. Il est plein de lenteur, apaisé, comme habité par la mort à venir, alors qu’elle n’en savait encore rien. Tandis que La Llorona déployait couleurs et rythmes, celui-ci paraît nu, limpide, la voix et les instruments dans un rapport d’amour essentiels. La musique progresse sur un chemin dont la tristesse intérieure paraît d’elle seule connue, où pas une note, pas un écho ne sont de trop. Lhasa, c’était cette voix rauque de noisette et de cailloux, cette couleur singulière venue d’une langue archaïque aux accents si mêlés qu’on aurait été bien en peine d’en identifier un. Je l’avais d’abord pensée africaine, cette voix entendue pour la première fois sur France Inter, au milieu de celles des insomniaques qui appelaient Macha Béranger la nuit ; avant de découvrir qu’elle était canadienne, espagnole, française, et au fond d’aucun pays puisqu’elle les mêlait tous. Lhasa, goutte de musique un jour tombée dans cette parenthèse nocturne où se racontait, sans pub sans fric et sans enjeux, la banalité magnifique des peines de cœur, des envies et des solitudes que la proximité de la nuit rendaient lourdes ; Lhasa, devenue compagne de longue route, pérégrine chatoyante, racine et floraison de la mémoire musicale, à qui la vie n’a pas donné le temps qu’elle méritait, ni la douceur. Tu me manques, amie.



© Hélène Gestern / Editions Arléa - 2012