Regards de femme [21]

 

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À la toute fin des années 80, j’ai souvent suivi une émission qui s’appelait Regards de femme. Elle était diffusée à l’heure du déjeuner et était animée par Aline Pailler, qui n’était pas encore députée européenne. Le concept consistait à donner la parole, pendant une demi-heure, à une femme, l’invitant à évoquer son métier, ses passions, questionnant le regard qu’elle portait sur la société, la politique. Les entretiens étaient conduits avec beaucoup d’intelligence : Aline Pailler n’était pas complaisante, mais authentiquement passionnée par ses invitées, avec lesquelles elle parvenait à construire, pendant ce laps de temps bref, un vrai dialogue, nourri de confiance, de respect, et parfois teinté d’humour.


Jour après jour, on voyait défiler dans la lucarne les visages, les voix, les professions : dramaturge, écrivain, architecte, militante… Je me souviens y avoir écouté Yasmina Reza, que j’avais trouvée très belle, Geneviève Pastre, poétesse, agrégée et militante de la cause lesbienne, à une époque où le coming-out était tout sauf un sport à la mode, Anne Zamberlan, « muse » photographique de Virgin, venue évoquer sans détour son obésité (elle en est morte quelques années plus tard), Ségolène Royal, jeune, belle et déjà ambitieuse, Odile Decq, une architecte au look gothique, Madeleine Rebérioux, une historienne du syndicalisme dont j’ai souvent retrouvé le nom dans mes lectures, ensuite. Autant de personnalités tranchées, parfois tranchantes, d’identités remarquables.


À l’époque où je regardais ces émissions, j’avais dix-sept ans et mon éducation parentale, plutôt pauvre en conversations, était tenue pour terminée. Je manquais dramatiquement de repères, et mes performances scolaires ne m’étaient d’aucune utilité, dans un milieu où les études, la perspective d’une carrière, ne faisaient pas partie de l’horizon sociologique. Voir régulièrement ces femmes indépendantes, intelligentes, charismatiques, qui assumaient avec énergie des métiers complexes m’a montré qu’un tel choix était non seulement possible, mais qu’en plus, il était séduisant. Aline Pailler elle-même, qui a continué à présenter son émission enceinte de sept ou huit mois (et ce sans en faire toute une histoire) était une forme de modèle pour moi. Je me rappelle son sourire, la pointe d’accent méridional, son maniement délicat, chaleureux de la parole de l’autre.


J’ai une dette envers elle, et elle n’est pas mince. Du même genre qu’envers les chansons de Barbara. Parce qu’en faisant entrer toutes ces voix dans un univers de silence, où l’avenir ne possédait pas de réel contours, et encore moins de perspective, elle a élargi les horizons de manière inespérée, y a donné leur place aux livres, à la musique, à la conscience politique ; surtout, elle m’a soufflé qu’était légitime le goût que je commençais à avoir pour eux. J’ai bien de la peine pour les jeunes filles de 2012 que la télé gave d’émissions réactionnaires et idiotes, entre feuilletons aux valeurs crypto-pétainistes et clips vulgaires qui ne connaissent d’autre esthétique que celle du soft porn ; quant aux livres, mieux vaut ne pas parler de la chick litt, dont le nom à lui seul est tout un programme – un programme d’indigence. Aspirer à exercer un métier difficile, vivre sa sexualité à son rythme, refuser de standardiser son corps, se désintéresser des rubriques « Beauté » ou « Sexo » (dont le caractère d’insulte à l’intelligence humaine ne devrait pourtant échapper à personne), sonne désormais comme une pudibonderie ou une bizarrerie, alors qu’on parle bien du plus élémentaire des droits. En tout cas, dans Regards de femme, on croyait fermement qu’un esprit féminin aspire à se nourrir d’autre chose que de frivolité, et on le prouvait.


Réentendre, dans les archives de l’INA, le générique de cette émission me donne vingt ans après un petit coup au cœur : je vois une jeune fille de dix-sept ans, gauche et mal dans sa peau, qui s’apprête à se lancer seule dans le dur métier de vivre. Son bagage est mince, mais les quelques modèles qu’elle admire lui donnent l’énergie de penser qu’elle aussi sera un jour de ceux, de celles, qui ajoutent leur pierre à l’édifice du monde.



© Hélène Gestern / Editions Arléa - 2012