Les Buddenbrook [22]

 

Regarder



Quand j’ai été invitée à Hambourg, mon premier réflexe a été de regarder sur une carte d’Allemagne. Ville hanséatique du Nord de l’Allemagne, me rappelais-je. Je ne me trompais pas, Lübeck était toute proche. J’ai dit oui sans hésiter.


Lübeck, pour moi et pas mal d’autres gens, est indissolublement lié au nom de Thomas Mann, et en particulier aux Buddenbrook, son premier roman, celui qui lui a valu, aussi , de recevoir le prix Nobel de littérature. Roman que l’ai lu, six ou sept fois en français, une fois en allemand. Il était au programme de l’agrégation lorsque je l’ai passée, et même si j’avais gardé un souvenir admiratif de La Montagne magique, je redoutais que le parcours de ce volumineux ouvrage ne fût une corvée. Je crois aussi que j’avais en tête quelques images d’une adaptation télévisée, longue et classicisante à souhait. Mais là où j’attendais l’ennui, j’ai rencontré l’éblouissement.


Tout est admirable dans ce livre ; à commencer par la puissance du portrait générationnel, à la fois tendre et cruel, dressé de cette famille bourgeoise aveuglée par sa propre puissance, qui marche avec une touchante confiance vers son déclin et ne le sait pas encore. La richesse naturaliste, presque baroque, de la description des traits, des vêtements, des intérieurs, qui transcende le souci de réalisme pour donner à voir, comme sur une photographie de famille, la densité d’un système social, l’étouffement subtil qu’il secrète autour des siens. Mais surtout, la construction balistique de cette cathédrale, m’a fascinée : Mann n’a rien laissé au hasard et le résultat a la puissance, la richesse et la subtilité d’un choral de Bach.


Pas un détail, une réplique, une attitude en effet qui ne s’inscrive dans la passionnante téléologie du déclin, même lorsque, dans un effet d’ironie tragique, les uns et les autres pensent lui avoir échappé. Le roman tout entier, dès sa scène liminaire, joue comme un engrenage, qui chacun leur tour expose des personnages devenues proies : derrière la riche façade de la Mengstrasse, les livres de compte, les repas opulents, le succès ostensible et la joie bruyante de Tonie, l’amorce de la ruine menace et creuse pas à pas son chemin dans les âmes. Mais ce rapt, ce dépouillement, est aussi une magnifique transfiguration, dont le personnage de Thomas est le lieu le plus ardent : elle laisse voir, à l’os, l’intense fragilité, l’humanité, aussi, de ces êtres déchus de leurs certitudes bourgeoises, sur lesquels le destin s’acharne. Et c’est Hanno, le sensible, le surdoué, le musicien, qui fermera la marche ; l’on verra six mois après sa fièvre typhoïde le pasteur Pringsheim dire une oraison funèbre sur la tombe de l’adolescent.


Visiter la maison de la Mengstrasse, qui avait appartenu à la grand-mère de Thomas Mann, visiter ces deux salons reconstituer, a été bouleversant. Je ne suis pourtant ni fétichiste, ni adepte des pèlerinages. Mais les ombres de ces personnages, dont je retrouvais le nom sur les murs, Thomas, Gotthold, Clara, Tonie, Gerda, semblaient encore animer ces lieux. J’imaginais un tout jeune homme, aux prises avec mille pages de prose, s’amuser à faire vivre les uns les autres, leur prêtant tel trait, tel tic de langage, tel détail vestimentaire emprunter au sien. Affrontant sans peur la création, triomphant de l’hydre avec un génie qui, lui, n’avait pas d’âge. Peut-être que je renouais, aussi, avec la grande passion littéraire que m’avait offert ce livre précis, peu de temps avant que je ne divorce des romans ; Les Buddenbrook, certainement, avaient été l’un de ceux qui m’avaient donné le désir forcené de comprendre les ressorts secrets d’une mécanique littéraire. Avec quelques autres, il avait déterminé mon entrée en recherche, laquelle est, depuis bientôt vingt ans, mon sacerdoce, et le restera peut-être encore.




© Hélène Gestern / Editions Arléa - 2013