The Great Singer [4]

 

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En 1987, une publicité a permis à vieux standard de jazz, My Baby Just Cares for Me, repris par Nina Simone dans les années soixante, de connaître un immense succès. J’ai acheté ce disque, dont la couverture était rose, ignorant au départ tout de cette femme, de la couleur de sa peau, de son histoire, de sa vie, de ce qu’elle représentait pour la culture américaine. J’ai continué longtemps à l’écouter ainsi, avec une certaine naïveté, aimant tout particulièrement les morceaux les plus rythmés et le swing emballant de ses solos de piano… Puis je l’ai moins écoutée, mais toujours suivi de loin l’annonce de ses concerts, sa carrière. Je me rappelle un formidable article, dans Libé je crois, racontant l’une de ses dernières prestations comme une épopée, au long de laquelle une chanteuse épuisée et déjà très malade avait été portée par un public amoureux, prêt à l’accompagner jusque dans ses défaillances. Mais malgré ce visage déjà marqué, malgré Gerschwin, malgré la tonalité sombre de bien d’autres chansons, je n’avais toujours d’elle que l’image d’une très grande interprète de jazz, une musicienne populaire, surdouée : la femme du primesautier My Baby Just Cares…, en somme. Quelques années plus tard, je regarde un film dont la fin est portée par une chanson nerveuse et superbe, je fais quelques recherches, découvre qu’il s’agit de Sinnerman, et me procure sans tarder l’album.


Cette après-midi là avait une couleur toute particulière, celle où j’ai la redécouvert Nina Simone que j’ignorais depuis si longtemps. La couleur d’ébène de cette voix extraordinaire de lionne, d’une puissance fulgurante, mais capable de s’adoucir, de s’étirer à l’infini, liane musicale et plaintive, enroulée autour de la mélodie, qui semble la tenir sur un fil rauque prêt à se rompre… La couleur de miel de mots d’amour somptueux, qui giflent de leur impudeur et caressent de leur tendresse, celle de la chute dans le vertige nu du sentiment, celle aussi du chagrin : la couleur violacée de la tragédie, du mépris et soirs d’été brûlants, qui ont connu trop de moiteurs et d’humiliations. La voix, implacable, enserre, ensorcelle, et se met à libérer mille histoires qui pourraient se résumer en une ; celle du Sud, du racisme, des bords du Mississippi, de la terre à laquelle on s’arrache, libérant tantôt un thrène archaïque, celle de l’allégresse des possédés, succombant par parenthèse à une tendresse lasse. Elle est la voix universelle, blanche et noire, terre, eau et lumière mêlées dans sa puissance, et tout défile en elle, la rocaille et le miel, le cri et la plainte, la gaieté folle et la brisure mate de la souffrance, l’histoire et la légèreté du présent. Soudée à son piano, fondue au rythme, absolue mélodiste, intense chanteuse, pourvoyeuse à l’infini d’émotions fortes, merveille et drogue dure : telle est Nina Simone.


© Hélène Gestern / Editions Arléa - 2011