Voyage parmi les ombres

 

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C’est à un nouveau voyage parmi les ombres que nous convie Clémence Boulouque. Celle-là s’appelle Julie, et elle a quatorze ans. Elle est sa meilleure amie au lycée Condorcet où Clémence a choisi de s’inscrire. Pas par hasard : la jeune fille y « met ses pas » dans ceux de son père, un magistrat antiterroriste qui s’est suicidé peu de temps auparavant, pris dans la tourmente d’une impitoyable curée politique et médiatique.


Clémence traverse cet âge que l’on n’aime pas mais que l’on a « peur de quitter », encore compliqué chez elle par le chagrin et la timidité. Elle est enfant d’une génération dont elle restitue avec exactitude les couleurs, entre marques et tics de langage, d’une époque qui « avait l’épaisseur de l’air au-dessus des bacs de produits surgelés », avec sa « puanteur insidieuse ». Troublant chromo de ces années 90,  qui en déploie la mémoire avec une justesse toute ernausienne.


La lycéenne est mal à l’aise, réservée et insolente à la fois. En Julie, elle trouve une âme sœur. Une personnalité atypique passionnée de livres, qui n’a « peur de rien » et ne respecte que ceux qu’elle aime. Plus vivante que les vivants,  « comme certains êtres dont le temps est compté ». Julie et elle ont accompli « l’exploit de [s]’être reconnues, dans ce monde de titubants solitaires » : elles rêvent dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare, veulent aller voir la mer, écrire un roman à quatre mains. Mais elles sont aussi à l’âge fragile des premiers flirts. Clémence, amoureuse dans ses rêves d’un joueur de tennis ukrainien, admire un peu trop une star du lycée, Nicolas. Elle commet l’erreur d’une lettre. Il y a manœuvre, vengeance, trahison ; Julie intervient, la belle amitié se brise.


Un jour d’octobre, un an plus tard, Clémence apprend le suicide de Julie. Pour la seconde fois, sa vie explose en plein vol. « Tout recommençait » écrit-elle sobrement.


« Je n’emporte rien du monde » est une citation d’Isaïe, celle qui incarne la disparue pour celle qui est restée. Car c’est dans les mots, désormais, que Clémence Boulouque cherche ses absents. Dans les racines hébraïques, les textes anciens, les poèmes, et ceux qu’elle pose sur ces choses dont tant lui ont échappé, sur ce bonheur qui lui « a glissé entre les mains ». « Chacun de mes livres, écrit-elle, est un fil de mots sur des feuillets, mais surtout celui, invisible, de ceux qui auraient pu y être et dont l’absence me rend coupable et friable ».


Pourtant, l’écriture, magnifique, est d’une force saisissante. Elle prend droit au cœur, sans violenter, mais sans se dérober. En elle, les voix se croisent, le temps s’abolit, les ombres des morts s’exposent au regard des vivants, s’incarnent, dans leur beauté et leur détresse mêlées. Tendue au cordeau de l’épreuve, dépouillée, d’une absolue justesse, la voix de l’auteur est ça et là habitée d’une infinie douceur, d’une poésie aux accents presque bibliques, comme si après tant de souffrances, il était temps d’inviter l’apaisement au banquet des destinées. Car il a bien fallu, comme l’écrit Clémence, « déglutir la vie ».


Sur le thrène du chagrin, la lumière tenace des phrases, la grâce, le refus de tomber. « A chaque adolescent qui voudrait s’arracher la vie, j’aimerais murmurer que tout ira bien », écrit celle qui livre après livre, nous apprend à « laisser les morts nous quitter ».



Clémence Boulouque, je n’emporte rien du monde, Gallimard, 2013, 92 p.






© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau [8 avril 2013]



 
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