Portrait posthume

 

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    Un frère et une sœur en vacances avec leurs grands-parents, nageant dans la piscine, et une insouciance estivale qui se brise net en plein après-midi. Quelque chose est arrivé, une chose inscrite dans les mots froids et précis du rapport de police qui sert d’incipit au livre : Hugues Protat, né le 28 août 1952 à Rabat (Maroc) s’est « tiré une balle dans la bouche » à son domicile. Pour sa fille Laure, âgée de treize ans, le drame commence à ce moment précis, la culpabilité aussi. Plus une image ensuite, plus un fait qui ne soit tourment : le corps qu’elle ne voit pas – ce qui engendrera de douloureuses années de semi-incrédulité quant à la mort réelle du père –, l’enterrement et surtout cette vie qui continue, affreusement obstinée. Alors on se blinde, on continue à manger, à rire, on a de bonnes notes alors qu’au-dedans, «  rien ne [va] plus » ; on se protège, au fond, avec cette même carapace qui a enveloppé, dissimulé et peut-être bien tué le père, un homme qui avait choisi de baptiser son voilier L’Indifférent.  « Je crois que je suis devenue indifférente pour ne pas crever », écrit l’auteure.


A priori, le suicide d’Hugues Protat est incompréhensible.  C’est un homme beau, sportif, riche, qui « adorait ses enfants » ; un père parfait et adulé avec lequel la narratrice avait une relation privilégiée. Les souvenirs des moments partagés, rendus plus brillants, figés par le drame, se bousculent, lumineux, intenses. Alors qui est l’autre, celui qui est parti le 20 juillet 1999 en abandonnant ses enfants, dont une photo était accrochée dans la chambre où il s’est donné la mort ? « Cet homme-là n’est pas mon père » écrit Laure Protat, résumant ainsi l’abyme d’incompréhension qu’a ouvert pour elle cet événement. S’enclenche alors la quête, impossible mais inévitable, de réponses, la recherche de « preuves qui n’en sont pas ». Elle va passer, pour la narratrice, par la lecture des manuscrits et des carnets de son père, qui a nourri pendant de longues années, des ambitions d’écrivain, au point que sa fille, enfant, a cru qu’il en était un.


Cette dernière partie du récit est peut-être la plus belle, la plus intense aussi : l’auteure s’y adresse directement au père, dans une reconstruction biographique en forme de lettre ouverte. À travers ce portrait posthume, on découvre un jeune homme nanti, mais déjà hanté par une terrible difficulté à s’attacher au monde, obsédé par le désir d’écrire et d’être publié. Voyages, isolement dans Paris, rédaction de manuscrits, rejets d’éditeurs, sentiment d’être « né pour l’échec », et construction d’un personnage romanesque « Bertrand Clay », qui cherche en vain son identité en simulant une adéquation au monde. Les textes et les carnets révèlent un mal d’être profond, ancien, que ni le mariage, ni les enfants ni le travail ne sauront ensuite éteindre. La renonciation aux ambitions, le constat que « la vie, seule, ne suffit pas » a-t-elle été trop douloureuse ? Laure Protat laisse leur place aux « peut-être » : car c’est déjà une entreprise bien assez complexe de reconstituer l’histoire de « tous les autres » que fut son père, de découvrir les faces cachées d’un homme que son geste a « changé en énigme ».


Évoquer le suicide d’un être cher est un sujet d’une grande délicatesse et Clémence Boulouque l’avait fait, d’admirable façon, dans La Fille du juge. Laure Protat a construit avec L’Indifférent un récit magnifique, un bouleversant portrait écrit dans une langue précise, dense et juste qui n’est pas pour rien dans sa force. Il ne lève pas l’énigme du suicide du père, qui le pourrait ? Mais il accompagne au plus proche cet homme, dans et par l’écriture, au fil d’un « tête-à-tête de fiction ». Sa fille apprend ainsi à le connaître, et dans le même temps à le quitter. Les nécessaires mots de perte, de deuil, de chagrin, d’incompréhension et de ressentiment traversent le récit ; mais ce dernier est aussi l’histoire d’une reconstruction, d’une délivrance, et du choix intime, ultime, celui qu’a fait l’auteure de « réussir à vivre ».



Laure Protat, L’Indifférent, Arléa, 2014, 280 p.




© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau, octobre 2015



 
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