L’adieu à soi

 

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© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (juin 2012)


Un appartement à New York. L’homme qui l’a habité pendant vingt-huit ans est sur le point de le quitter. A soixante-dix neuf ans, presque quatre-vingts, il s’apprête à faire « l’ultime voyage vers Paris, vers la vieillesse, la mort ». Cet homme a été professeur, critique, écrivain. Il a aussi été fils, mari, père, amant (et ô combien). Juif persécuté, intellectuel adulé. Tuberculeux, mourant, ressuscité. Analysant et analyste des mots. Il a été Protée. Mais ce jour-là, il est seul, au milieu des objets et des souvenirs, vidant une pièce après l’autre. Et en quelques jours, toute sa vie va défiler entre ses mains, au gré des traces matérielles qu’il en a conservées.

Alors, le livre s’enclenche, comme un vertige, celui des lettres, des photographies, des documents, autant d’effecteurs de mémoire, qui font remonter pêle-mêle l’Europe et l’Amérique, l’enfance et l’âge adulte, les amours et la paternité. Rien qui ne soit éminemment  doubrovskyen dans cette rétrospective, où l’on retrouvera le spectre de la guerre, les étoiles jaunes cousues au revers, la maladie, la passion, la littérature, l’analyse, l’autofiction et leurs hantises. Mais tout y est transcendé par la profondeur du regard d’un homme qui sait qu’il n’a plus « la vie devant [lui], mais derrière [lui] », et qu’il descend peut-être pour la dernière fois dans les arcanes de soi.

Dans son bureau, Doubrovsky a accroché deux images : l’une est la photographie divan de Freud, l’autre un portrait Marcel Proust : « Après le maître à penser, le maître à écrire ». Et c’est bien l’ombre majeure de l’auteur de la Recherche qui traverse cette sommative plongée dans le passé. D’abord parce que le livre est un feuilletage temporel, qui additionne les strates et les déplie une par une : derrière l’apparente anarchie, la méthode. Comme une caméra, le texte s’enroule autour de l’axe d’un présent d’écriture qui dure plusieurs années ; le regard, qui se déplace tout en faisant retour aux mêmes scènes, donne à percevoir une donnée constitutive de l’épaisseur du temps : la capacité à revivre chaque souvenir, et à relire, par cette répétition, sa propre vie autant de fois que nécessaire. Mais le texte veut aller plus loin, outrepasser la collection rétrospective d’instants, et ramener dans le récit, par le récit, la pulsation immédiate de la vie : « Non pas raconter à distance une scène vécue ; mais la faire revivre. Dans les mots. Selon leur loi propre, celle de l’écriture. » Pas question dans ces conditions de se statufier, d’introduire de l’ordre où il n’y en a pas eu, ou de polir une icône. C’est plutôt une topographie de ses brisures que l’écrivain tente de reconstituer, une vie de Juif errant, clivée entre deux continents. « Même mort, je ne reste jamais en place », dit-il avec humour ; il aura été sa vie durant un homme de passage, « de l’Ancien Monde au Nouveau, [...], de continent en continent, de femme en femme, de vie en vie ».

Femme, le mot est prononcé. Car c’est bien l’amour qui aimante et traverse cette rétrospection avec le plus d’intensité. Les prénoms féminins, Claudia, Rachel, Elisabeth (I et II), Ilse, du Livre Brisé, « Elle » ; des compagnes de longue date, épouses, mère, qui ont partagé des années de vie, de passion, de désespoir, dans des histoires qui connaissent, à deux reprises, la tragédie du suicide. Mais aussi les flirts, les rencontres épisodiques, les étudiantes, qui donnent au hasard des rencontres le plaisir, la découverte, la confiance. Les mêmes qui écrivent plusieurs années après des lettres pleines de tendresse que l’amant devenu vieux relit avec une émotion intacte, dans le crépuscule new-yorkais. Le goût de la chair, irréductible, est assumé : c’est la « boulimie de féminin », la vie qui se joue à « sex-appeal ou face ». Courageusement, Doubrovsky évoque aussi l’impuissance qui s’en vient et désespère (« coté zizi, zéro »), mais qui est combattue, est-il dit sans détour, par tous les moyens qu’offre la chimie, des piqûres aux pilules : pas de tragique à la Gary dans cet aveu, simplement le désir de vivre, de continuer. Au-delà du sexe, une lutte est engagée contre ce corps tout entier, marqué et couvert des tavelures, des taches et des « crachats de la vieillesse ». Mais aucun renoncement n’est permis quand on se préfère « vieux que mort ».

Reste alors l’écriture qui sauve du glissement vers le néant, de l’avalement de la mémoire dans les mâchoires du temps, « seul moyen de triompher de la mort ». Les heures matinales passées devant la machine à écrire deviennent l’ultime « rendez-vous quotidien avec [s] oi » et organisent les journées. Elle sont aussi le dernier rempart contre tout ce qui menace de se dissoudre, réparant, consolidant, redonnant forme : « ÉCRIRE QUOI. MOI. La machine à m’ÉCRIRE. Pourquoi. Parce que j’en ai le besoin pressant, l’envie irrésistible. Je veux transformer mon corps en existence exsangue, mon corps avachi en corps d’imprimerie. » Au passage, le livre en cours revient sur ceux qui l’ont précédé : le « Monstre », Fils, le fameux Livre Brisé qui relate la mort d’Ilse, L’Après-vivre. Autant d’occasions de constater que Serge Doubrovsky ne se renie pas, et ne désempare pas non plus. Il a été l’inventeur, le promoteur et le chantre de l’autofiction ; il aura même fait cadeau, non sans une certaine fierté, du mot à la langue française. Depuis, celui-ci a été commenté, amplifié, détourné, dénaturé par une nuée de « moustiques », qui « adorent enculer les mouches autofictives ». Qu’importe. L’écrivain continue à plaider, avec fougue, pour cette forme d’écriture du soi, avec la même sincérité qu’il y a quarante ans (« fiction ne veut pas dire mensonge ») :

« Un roman, oui, mais un roman vrai, où ma personne est mon personnage. Un self-roman. [...] Ma vie me pèse déjà si lourdement, s’évanouit aussi de minute en minute si totalement. Il faut que je la rattrape, que je la reprenne en main, que je la domine, que je la façonne, que je sois son jugement dernier. »

Cette ambition pourrait paraître au mieux démiurgique, au pire égoïste. Or, et c’est sans doute l’un des plus lumineux constats du livre, si l’on s’écrit jusqu’à l’os, que l’on se dénude et se départit de toutes ses pudeurs, c’est d’abord pour toucher l’autre. Doubrovsky a des mots de gratitude sincère pour ses lecteurs, mais aussi, ce qui est plus rare, pour les critiques qui ont accompagné son œuvre. On découvre qu’il aime échanger des lettres avec ses lecteurs, quels qu’ils soient ; il donne même à lire une surprenante correspondance entretenue avec celle qui deviendra sa femme. Toutes les images se renversent : celui que l’on croyait Don Juan est aussi un sentimental, l’universitaire célèbre cache un homme seul, l’écrivain accusé de « moi-moiisme » se révèle infiniment perméable à l’altérité. Son but suprême : « faire participer autrui à sa vie » ; et c’est dans cet espoir qu’il cherchera ici encore à « [s]e revivre par éclairs ».

On lit Un Homme de passage comme on se confronte à l’eau : tantôt porté, tantôt immergé, toujours captivé. Ses cinq cent cinquante pages, dont certaines d’un lyrisme inattendu, sont baignées par la lumière ardente et apaisée des adieux. La fougue qui secouait l’écriture en tous sens, faisait accoucher les mots des uns des autres, cette « éruption, volcan de vocables » est toujours bouillonnante, et secoue les pages au rythme de ses hachures : intact, le vif-argent qui dans Fils faisait glisser syllabes et lexies les unes sur les autres, mêlant leur matière sonore en de lumineux raccourcis. Mais la voix a aussi su quitter la violence du torrent pour se faire fleuve, encalminée, éclairée par une tendresse nouvelle : celle du regard d’un vieil homme sur les multiples autres qu’il aura été. « Quand on reparcourt sa vie en sens inverse, après le temps des Confessions vient immanquablement celui de Rousseau juge de Jean-Jacques », note l’écrivain sans indulgence. Paradoxalement, la nostalgie, qui aurait pu (dû ?) hanter le livre échoue à l’obombrer : car au fur et à mesure que le poignant adieu à soi s’organise, il dévoile un indéracinable amour de la vie, une force combattante en marche : « J’ai beau haïr l’âge qui m’envahit un peu partout et me grignote, j’aime la vie. » En réalité, dans Un homme de passage, Doubrovsky, comme Annie Ernaux dans Les Années, n’a plus d’âge : c’est la vie tout entière, dans son immédiateté, que l’écriture a su enclore et transfigurer.










Serge Doubrovsy Un homme de passage, Grasset, 2011, 548 p.