Lumière noire du chagrin

 

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Ceux qui ont lu le Journal 1973-1982 de Joyce Carol Oates se souviennent sans doute, entre autres beautés de ce texte, du lumineux portrait qu’il faisait du bonheur conjugal, celui que l’écrivain partageait avec son époux, l’éditeur Raymond Smith. Ils s’étaient rencontrés à Syracuse, alors qu’elle avait vingt-et-un ans et lui vingt-neuf, et ne s’étaient plus quittés ensuite : lui abandonnant la carrière universitaire pour se consacrer à la découverte de jeunes écrivains et à l’Ontario Review, pendant que Joyce devenait l’immense romancière que l’on connaît, en même temps qu’une enseignante renommée à Princeton. Tous deux partageaient leurs lectures, leur quotidien, une harmonie sentimentale et un hédonisme lucide (« Notre problème à Ray et à moi : nous avons tendance à être heureux, heureux de façon inerte où que nous soyons » écrit l’auteur dans son Journal) que rien ne semblait pouvoir détruire. Mais au début de l’année 2008, Ray contracte une pneumonie, qui l’emporte en moins d’une semaine. Joyce reste seule, face à l’insoutenable disparition de celui qui l’a accompagnée durant quarante-sept ans. Que devient un être auquel la vie vient d’arracher son alter ego ? Comment penser l’impensable, quand le moi n’est plus qu’une « entité qui s’effondre » ? Et surtout, question centrale du livre : comment y survivre dans les semaines qui suivent le deuil ?

    J’ai réussi à rester en vie apporte une forme de réponse, des fragments, des éclats de réflexion distribués en chapitres courts, suturés par l’écriture. Il s’agit d’un récit extraordinaire, parce qu’au-delà de l’événement qui en forme le centre, il est marqué par la même lucidité, la même intelligence, et aussi surprenant que cela puisse paraître, la même ironie que le reste de l’œuvre. L’écrivain ne triche pas sur le récit du désarroi, qui est total : elle raconte l’hébétude, la douleur, les nuits sans sommeil, la voix de l’autre sur le message du répondeur que l’on écoute dix fois par jour, l’achat de la concession pour deux (« intime comme un lit à deux places »), le brouillard nauséeux des médicaments. Mais ce sont surtout de petits événements, triviaux, qui viennent souligner d’un trait impitoyable la cruauté de la situation : un « Apprends à te garer, connasse », posé sous l’essuie-glaces d’une voiture qu’elle a laissée à la hâte devant l’hôpital, le chat, désemparé, qui urine sur le certificat de décès de Ray…

Assez rapidement, une tentation s’impose, celle du suicide. Joyce Carol Oates baptise « le basilic » ce désir reptilien qui s’est installé en elle et ne la quitte plus du regard. Consciente de la pente vertigineuse sur laquelle elle se déplace en équilibre, elle continue à travailler, refaire cours, assurer conférences et lectures, accepter les invitations amicales. Mais cela n’empêche pas, la nuit, de sortir et de compter les médicaments (« la Réserve »), avec parfois des phrases implacables, mélange de colère et de culpabilité : « tu ne mérites pas de vivre une heure de plus, la poubelle dont il faut te débarrasser, c’est toi ».

Contre ce désespoir, la seule force vivante est celle de l’amitié. Le livre est entrecoupé de correspondances, ces messages que Joyce écrit, la nuit, à ses amis, les mots qu’à leur tour ils lui envoient et qui servent d’épigraphe aux différentes sections du livre. Aucun ne minimise la souffrance. À côté des maladresses des autres (envois intempestifs et protocolaires de ces « corbeilles de deuil » dont l’écrivain remplit ses poubelles), ceux qui aiment vraiment accompagnent, soutiennent, nourrissent, entendent le désespoir, et y répondent : « La vérité crue est que je ne serais (selon toute vraisemblance) pas en vie s’il n’y avait mes amis », écrit l’auteur, consciente qu’ils sont aussi l’un des cœurs battants de ce récit « de deuil et d’amitié ».

Mais ce texte est aussi relecture de la vie antérieure, désir d’entrer a posteriori dans une connaissance totale de l’être qui a disparu. Combattre par la mémoire la peur, celle d’être, par pudeur, « passé à côté l’un de l’autre »… On apprend ainsi que Ray ne lisait pas les romans de Joyce ; qu’elle-même savait peu de choses de l’enfance de son époux, marquée par une relation douloureuse avec le père. C’est pourquoi elle prend la décision de lire le roman écrit par son mari, Black Mass, roman qu’il n’a jamais publié et qu’elle évoque longuement, partagée entre la peur de le trahir et la volonté d’aller jusqu’au bout. Si elle le fait, c’est au nom d’une exigence qui l’honore, car, écrit-elle : « Un récit autobiographique ne rime à rien s’il n’est pas honnête. Tout comme une déclaration d’amour ne rien rime à rien, si elle n’est pas honnête ».

Bien que ce livre soit, au sens le plus noble du terme, pathétique, car il est le lieu du partage d’affects violents, exposés dans leur nudité, leur crudité souvent, il est aussi une réflexion profonde et belle sur les liens qui rattachent un être à la vie et constituent son identité. Joyce Carol Oates a choisi de mener une partie du récit en mettant en scène un personnage, la Veuve — on regrettera que la très belle traduction de Claude Seban n’ait pas transposé jusqu’au titre original, A Widow’s Story — , et en appliquant à sa description une série de petits aphorismes : « La veuve se rend vite compte qu’une journée entière telle que les autres la vivent […] est impossible à endurer ». Cette distance prise, ce pas de côté, donnent une autre portée au chagrin : la façon dont l’auteur parle du sien devient ainsi adresse à tous ces blessés ambulatoires de la vie vers lesquels le deuil l’incite à porter un regard attentif.

Pas de message toutefois, surtout pas d’exhortations, de catéchisme, d’optimisme obligatoire. Au contraire, des mots sincères et cruels posés un tabou, le désir de mourir, qui résonneront sans doute chez bien des lecteurs confrontés à leur propre drame. Et, malgré la souffrance qui l’anime, un texte qui ne peut s’empêcher de rayonner de beauté, d’humanité, dans l’hommage qu’il rend à la figure de l’homme et de l’intellectuel qu’était Raymond Smith : un homme attachant et intègre, aimé à la mesure de son rayonnement. Une dernière déclaration d’amour, au fond ; car « les mots […] sont tout ce que nous avons pour étayer nos ruines, de même que nous sommes, les uns pour les autres, tout ce que nous avons ».



Joyce Carol Oates, J’ai réussi à rester en vie [A Widow’s Story], traduit de l’américain par Claude Seban, Philippe Rey, 2011, 475 p.

— Journal 1973-1982, traduit de l’américain par Claude Seban, Philippe Rey, 2009, 527 p.





© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2007)




 
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