Avis de tempête

 

Regarder



L’arrivée de mon père en France : le titre semble préluder à un récit généalogique, une chronique de souvenirs familiaux, une épopée, avec, pourquoi pas, ses images de voyage et son pittoresque. C’est pourquoi l’on est plutôt surpris que le livre choisisse comme point de départ un 11 novembre 2002 à Sangatte, des images d’hommes mal rasés et épuisés, un sac en plastique au bout du bras. Et encore plus surpris d’entendre, en contrepoint, le rappel du discours d’un alors ministre de l’Intérieur, qui pour les qualifier a choisi l’élégant terme de hordes.

    Tout le livre de Martine Storti est une réponse à ce substantif liminaire, en ce qu’il a d’inacceptable. En réalité, elle ne sait rien de l’arrivée de son père en France, sinon qu’il a lui aussi été un migrant, qu’il a passé une frontière et demandé des papiers. Et ce savoir ténu est le fil d’un texte étonnant, atypique, déterminé et lucide. Son auteur interroge sans prendre de gants notre attitude de citoyen, d’habitant d’un pays riche et de Français, face à ceux qui échouent, au prix d’un péril mortel, sur les plages d’Europe. Le parallèle établi avec plusieurs barbaries, qui n’empêchent pas l’indifférence de se répéter, pose des questions sévères sur notre capacité somme toute rapide à cesser de regarder un être humain comme un semblable. Ce travail de comparaison nous confronte à notre propension à céder aux délires lexicaux du politique, dont le médiatique se fait la chambre d’échos : pourtant, « est-il possible de ne pas constater la similitude des termes utilisés, des précautions prises, des excuses avancées, des alibis brandis, des mesures décidées ? ».

   Mais ce questionnement ne se fait pas sur le ton de la culpabilisation, et se passe de bonne conscience compassionnelle. Il va bien au-delà. Martine Storti ne juge pas. Elle ne s’exonère pas non plus. Elle dénude simplement l’énormité d’une idéologie qui bat son plein, le ministère de l’immigration et de l’identité nationale, la France tu l’aimes ou tu la quittes, les tests ADN, les tests linguistiques : « Quand [mon père et ma grand-mère] sont arrivés à Colombes, aucun des deux ne parlait le français. Ont-ils nui à l’identité nationale ? Ont-ils fait du mal à la France ? » demande-t-elle à juste raison.

        Le livre est écrit d’un seul trait, sans chapitrage. Il semble à première vue obéir à une logique de patchwork (images des années trente, de la Seconde Guerre mondiale, d’aujourd’hui, de Ceuta, de Calais, de la banlieue parisienne). Puis l’on comprend qu’il est orchestré, comme un choral, autour du cousinage de ces images : Matteo Storti qui traverse la frontière par un jour de 1936, les émigrants d’Afrique et du Moyen-Orient qui traversent toutes les frontières, mers, désert, détresse, faim, houle, pour atteindre une Europe qui entre-temps s’est raidie de toute la force de ses lois et de ses centres de rétention. Que s’est-il passé durant ce laps de temps ? Quelles peurs ont repris le dessus, avivant le « prurit xénophobe » ? A l’intérieur de cette histoire d’exil s’en cache une autre : celle de Matteo, émigré italien arrivé sans rien, devenu (et resté) l’ouvrier de son beau-frère, demeuré au bas de l’échelle sociale, dans une usine qui lui a rempli les poumons d’amiante onze heures par jour. Et puis encore une autre : celle de sa fille, qui de cela a hérité une conscience aiguë de ce qu’est une classe sociale, la mémoire de là où le bât blesse et d’où il ne blesse pas. De tout ce dont on prend conscience le jour où l’on se fait dire : Ton père est un con.

    L’écriture se nourrit de cette tension : contenue, terriblement précise, elle cache sous sa rigueur méthodique une capacité de prendre à partie, à prendre parti, aussi, et à mettre sous les yeux de son lecteur la violence du statut réservé aux émigrés. On est happé dès la première page par ce style étrange, élégant, dérangeant, capable d’épouser les méandres du discours indirect avant d’en déshabiller les pièges : une véritable pédagogie des discours politiques, des textes de lois, ceux de 1933 comme de 2007. Mais une voix capable aussi d’appeler sans ambages un chat un chat, de dire sac de bouffe, putain d’usine, merde qui déborde dans les toilettes –  la réalité restant assez loin, souligne ironiquement celle qui parle, de nos « prêches droits-de-l’hommiste ». Martine Storti n’a pas choisi d’en appeler à la sensibilité, (ce qu’a fait, avec beaucoup de réussite, le beau film Welcome de Philippe Lioret), mais à l’intelligence. Son livre est un texte profond et courageux, parce qu’il pose des questions essentielles, pour lesquelles les réponses toutes prêtes n’existent pas, mais dont nous sommes tous individuellement responsables. Elle les pose avec tant de force, au reste que notre regard anesthésié (trop d’images, trop de paroles, trop d’euphémismes, aussi) pourrait avoir du mal à retrouver le sommeil.





Martine Storti, L’Arrivée de mon père en France, Michel de Maule, 2008, 221 p.





©Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2008)

 
sommaire.html