L’Europe avant l’orage

Nous avons quitté Hélène Hoppenot, à l’issue du premier tome de son Journal, en octobre 1933. Nous la retrouvons le 25 décembre 1936, après trois années de silence : trois années qui correspondent au séjour chinois, l’ambassade dont rêvaient les époux Hoppenot, qui ont vu leur vœu enfin exaucé. Pendant tout ce temps, Hélène a délaissé son journal, « interrompu […] par cette surcharge de bonheur », se contentant de remplir des éphémérides et s’adonnant à sa nouvelle passion, la photographie. Elle le reprend quelques jours avant un déménagement dont la simple idée lui déchire le cœur : cette femme de tempérament, qui ne s’adonne guère à la sensiblerie, avouera avoir fondu en larmes dans le compartiment du premier train du retour, désespérée à l’idée de quitter un pays dans lequel elle souhaitait « terminer sa vie », se disant « fixée par lui comme parfois les libertins par une femme ».

À Paris, les Hoppenot retrouvent une ville triste et grise, dans une Europe où frémissent les prodromes du désastre. Henri Hoppenot est d’abord nommé à la sous-direction d’Asie, puis à celle d’Europe. Proche d’Alexis Léger (par ailleurs connu sous le nom de Saint-John Perse), dont il est le collaborateur direct, il assiste aux soubresauts diplomatiques de gouvernements tétanisés par une Allemagne et un chancelier agressifs qui ne cessent de monter en puissance. Hélène Hoppenot, qui est dans le secret des dieux – il lui arrivera même de seconder les chiffreurs – et dont la clairvoyance historique est rarement prise en défaut, ne se fait guère d’illusions : elle qui, depuis leur première ambassade à Berlin, en 1925, se méfiait des Allemands, estime que les concessions sont inutiles et que la France est en train de s’engager dans une voie qui ne la mènera qu’au « déshonneur ». Elle exprime rapidement son écœurement devant le sort « inique » réservé aux Juifs et s’inquiète avant même le début de la guerre de l’existence de « camps » où l’on emprisonne les dissidents.

Son journal éclaire également les dissensions qui règnent entre Georges Bonnet, le ministre des Affaires Étrangères, le Quai d’Orsay, par la voix de Leger, et Daladier lui-même. Comme d’habitude, les portraits sont piquants : Georges Bonnet est un « ambitieux mou et sournois » dont Hélène dénonce à de multiples reprises les actions brouillonnes et secrètes, Mandel un « olibrius », Reynaud un « minus habens » … Concernant Hitler, elle déplore l’attentat manqué de novembre 1939 qui aurait délivré « le monde […] d’un homme néfaste » ; elle souhaite à Pétain, nommé ambassadeur dans l’Espagne de Franco, de mourir le plus rapidement possible. Quand la guerre commence, les jugements deviennent plus tranchés : dès l’automne 1939, Hélène sent souffler le vent de la capitulation et son mépris est sans bornes pour les Bonnet, Laval, Pétain et autres Weygand qu’elle qualifie de « vieilles culottes de peau », voire, pour les deux derniers, de « vieillards émasculés »… C’est à juste raison qu’elle se méfie d’eux, puisqu’ils chasseront Alexis Leger du quai d’Orsay, le décherront de sa nationalité française et enverront les Hoppenot, victimes collatérales de la purge, le plus loin possible, en Uruguay. Mais comme le note la diariste le 29 juillet 1940, « c’est honorable d’être disgracié par ce gouvernement qui a signé ce honteux armistice ». Elle et son mari reportent tous leurs espoirs sur De Gaulle et on sent, par des allusions, que l’espoir de le rallier n’est que partie remise au moment du départ.

Au milieu de ces tourbillons politiques, la vie continue : le journal est aussi l’occasion d’évoquer les multiples amitiés nouées ou renouées dans le milieu artistique et littéraire, qui croise souvent les figures diplomatiques, dont on suit la valse, au sein du petit cercle fermé des carrières et des nominations. Alexis Léger est naturellement très souvent présent dans ces pages. Si Hélène Hoppenot n’est pas dupe de ses petits ridicules, de son habileté de séducteur – il est plusieurs fois question des nombreuses maîtresses du poète –, et d’un certain talent pour mythifier le banal, on sent chez elle une affectueuse estime pour l’homme, ses écrits et son action. On rencontre également dans ces pages Darius Milhaud, ami cher tout comme sa femme Madeleine, Claudel, connu au Brésil, Adrienne Monnier, Sylvia Beach, Gisèle Freund, Francis Jammes, Colette, Paul Valéry… Des figures croquées avec allant, verve, parfois ironie (désopilant portrait de Jammes et de ses solennelles lectures publiques !), dans leurs amitiés et leurs rivalités, qui restituent tout le Paris de l’avant-guerre. On y continue vaille que vaille à écrire, composer ou briguer des honneurs, alors que l’orage s’annonce, inexorable.

Comme le premier, mais plus encore en raison de la période couverte, le deuxième tome du journal se révèle donc un exceptionnel document sur l’histoire de l’avant-guerre et sur la drôle de guerre, vue du côté politique : on y voit notamment comment le conflit s’y prépare dans le secret des négociations diplomatiques, quand les gouvernements tentent encore de se faire croire qu’il est possible de négocier avec les dictateurs que sont Franco et Hitler. Mais cette chronique offre aussi, quoiqu’Hélène ne s’épanche guère sur sa vie privée, le portrait d’un couple que les années passées ensemble n’ont fait que rapprocher, malgré l’adolescence difficile de leur fille Violaine, qui semble avoir du mal à trouver sa place entre eux. Les séparations imposées par les circonstances leur sont toujours cruelles et Hélène exprime, à plusieurs reprises, combien elle est comblée par cet accord conjugal, cet « amour » que rien ne semble altérer. La nostalgie de la Chine, qui forme la basse continue de ces deux années de journal, laisse par ailleurs entrevoir, chez une femme que ses amis disent « secrète », une immense capacité de passion, et même de nostalgie ; mais elle la laisse rarement affleurer, préférant « apprendre à regarder devant soi ».

Claire Paulhan, et l’éditrice scientifique du volume, Marie-France Mousli, nous livrent une fois encore une édition cousue main, assortie d’une préface, riche en notes et en élucidations sur les très nombreuses figures politiques, littéraires et diplomatiques citées ; le volume est enrichi d’une sélection de photographies qui contribuent à rendre plus vivante encore la figure de la diariste. Ne reste qu’à s’armer de patience pour découvrir la suite de ce journal exceptionnel, tenu par une femme qui ne l’était pas moins, et dont la valeur réside tout autant dans sa richesse historique que dans sa remarquable facture littéraire.

Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940, édition établie par Marie-France Mousli, éd. Claire Paulhan, 2015, 515 p. ill.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (août 2016).