Au creux de la voix

Avec De vives voix, la romancière Gaëlle Josse nous convie à une traversée, toute personnelle, du continent de la voix. Ce petit livre de quatre-vingt pages, paru au Temps Qu’il Fait en 2016, se révèle d’une infinie richesse quand il s’agit de décrire la voix. Sous forme de courts paragraphes, nourris de réminiscences, de méditations, de souvenirs, l’écrivain entreprend de préciser son rapport avec les voix – celles des autres, la sienne, et ce que ces voix reçues, accueillies ou subies lui disent du monde. D’abord, il s’agit de dégager la voix de « l’infinité des sons qui composent notre expérience sensorielle », de l’isoler, de la fixer, et de la décrire par un patient travail lexical, nourri de riches analogies : du « goût de fruit vert » au « mécanisme grippé », la voix s’incarne, déborde son cadre sensoriel pour venir envahir, parfois jusqu’au paroxysme, le corps de celle qui la reçoit.

Au fil du livre, on entend ainsi résonner timbres et harmoniques, tour à tour chatoyants, irrésistibles, insupportables. Il y a les voix nasillardes qui « froissent » l’oreille, les voix de craie qui « incisent la tête en deux », celles, travaillées dans le secret de la chambre, qui ne parviennent qu’à fleurer leur artefact. Il y a le débit standardisé des présentateurs télévisés, comparé à « une balle rebondissante », où ne se réverbère qu’une interchangeable narration du monde, ou encore les voix qui se veulent suaves et ne parviennent qu’à paraître suspectes. « Je n’aime pas les voix trop douces. Doucereuses, sucrées, mielleuses, sirupeuses. Rayon pâtisserie-confiserie » déclare l’écrivain.  Et puis il y a les autres ; celles qui nous abritent en leur « creux », celles qui envoûtent, auxquelles on succombe, jusqu’à en tomber « amoureuse ». La voix donne la mesure du degré d’abandon, de proximité ou de clôture que l’on établit avec les autres : des cris abandonnés de l’orgasme au discours trop lisse d’une romancière, des voix qui s’offrent à celles, précautionneuses et méfiantes dont on dirait qu’elles ont « enfilé trois préservatifs ».

Pour Gaëlle Josse la voix est la médiation essentielle entre le dehors et le dedans et son livre en fait une grille de lecture fondamentale, aussi bien sociale que psychologique. D’abord parce qu’elle est la coordonnée affective primaire, primordiale : la voix de la mère, cette « voix de la vie d’avant » entendue dès l’amnios pourrait bien être celle que l’on poursuit pour le reste de sa vie, y compris quand on fait résonner la sienne sur le divan d’un psychanalyste. Ensuite parce qu’à travers le chœur des voix entendues dans la vie quotidienne, les connues et les anonymes, se révèle le monde dans sa diversité, sa violence parfois, entre le surgissement de la voix « ébréchée, usée » d’un SDF, beuglant sa misère depuis son abri de carton(s) et les conversations entendues dans le métro, les terrasses des cafés, leur charge de séduction ou d’agressivité. Dans une voix, on cherche des origines, on détecte un accent, qui parfois s’effiloche, on lit une histoire, d’amour ou de fatigue. Le rapport à la mémoire des voix, plusieurs fois évoqué à travers celle des ascendants (le grand-père disparu, le père), est singulier : comme le note l’écrivain, si la vue des photographies des disparus est encore supportable, l’audition de leur voix enregistrée ne l’est guère, alors même que leur mémoire est de celles qui s’effacent quand tous les autres souvenirs restent.

Dans ses formes les plus travaillées, c’est à l’expérience esthétique que la voix ouvre : la pratique du chant, bien sûr, horizon rêvé comme un sésame, la voix intérieure du piano et celle, inégalable, de Maria Callas. Tout le corps entre alors en action, s’ouvre, dépasse ses propres limites pour aller s’incarner dans le chant entendu. Mais il n’est pas que la musique, car au-delà d’elle, le livre pose aussi la question des mécanismes qui motivent l’écriture, le rapport musical qu’on entretient avec elle. D’emblée, l’auteur parle de « trouver sa voix » et compare l’écriture à des arpèges, dans une patiente recherche de la « note juste » ; un parallèle qui va très au-delà de la simple comparaison, en ce sens que l’écriture, la lecture, sont pour Gaëlle Josse une démarche de révélation de la voix intérieure. C’est ce que l’on cherche dans la fréquentation toujours recommencée des écrivains que l’on connaît pourtant par cœur (« Entendre leur voix, écouter leur phrasé, leur façon d’assembler les mots, les images, les idées en un ensemble qui m’émeut. ») Au fond, écrire serait traquer la voix intérieure qui est la nôtre et parvenir à la faire émerger de l’assemblage tâtonnant des mots.

De vives voix se révèle ainsi tout autant une méditation sur les qualités qui constituent la voix que sur la façon dont cette dernière, ou plutôt ces dernières, façonnent la mémoire et la conscience d’un écrivain. Le livre oscille ainsi, sans jamais chercher à s’inscrire dans l’un ou dans l’autre genre, entre essai et autobiographie : l’auteur y suit le cours de sa « géographie sonore du monde » au fil de paragraphes limpides, de fragments qui sont autant de scène saisies, d’instants de vie, dans leur justesse. Écrits dans une langue à la précision délicate, poétisante mais sans affèterie, qui déplie, nom après nom, adjectif après adjectif, toutes les facettes de l’expérience vocale, De vives voix s’inscrit ainsi dans le renouveau des écritures autobiographiques contemporaines  – on pourrait aussi évoquer celle Denis Podalydès avec Voix off. Plutôt que de poser l’histoire un moi singulier et monadique, les auteurs, qui esquivent la confidence, choisissent de se raconter par l’oblique d’une métonymie. Gaëlle Josse a choisi pour se dire celle de l’expérience vocale, la galaxie sensorielle qu’elle meut en nous ; ses mots d’écrivain sont aussi sa façon   de « poser sa voix ».

Gaëlle Josse, De vives voix, Le Temps Qu’il Fait, 2016, 80 p.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2017)