Perdu en Amazonie

En décembre 2003, Marc Beltra, un étudiant français de vingt ans, disparaît en Colombie. Assistant de français à l’université de Bogotà, il voulait mettre à profit ses vacances pour faire une excursion dans la forêt amazonienne. C’est là que se perd sa trace, entre la Colombie, le Brésil et le Pérou. De lui ne reste qu’un sac à dos, repêché dans la rivière huit mois plus tard, qui contenait quelques vêtements et un livre, Disparu en Amazonie.  Son corps n’a jamais été retrouvé.

Mathieu Simonet est avocat. Le hasard d’une amitié fait qu’il devient celui de la famille Beltra, qu’il épaule dans un labyrinthe judiciaire où se perdent les commissions rogatoires internationales, malgré la persévérance du juge français qui ordonné l’ouverture d’une enquête. Les équipes de policiers se rendront deux fois sur place, interrogeront les témoins. Fin 2011, le parquet rend ses réquisitions et conclut que « Marc Beltra a été dépouillé et assassiné lors de son voyage ». Il requiert un non-lieu faute de pouvoir retrouver le corps et compléter l’instruction.

Comment rendre compte de ce qui n’a pas de forme et d’explication, une disparition ? Comment trouver un équilibre entre la séduction romanesque d’un dossier « aux allures de Cluedo » (or rien n’est moins fictif que la douleur de cette famille) et l’illusion d’une révélation de la vérité (puisque la vérité, tous ont échoué à la trouver) ?

La famille de Marc, et en particulier sa mère, Françoise Olivès, vont alors charger Mathieu Simonet, auteur des Carnets blancs et des Corps fermés (un roman qu’a sans doute lu Marc Beltra) d’écrire un livre : façon de ne pas oublier, d’opposer à la parole du juge qui veut clôturer le dossier celle des vivants qui se souviennent. Pour ce faire, la mère de Marc va même confier son journal à l’écrivain, un texte habité qui sera l’un des matériaux essentiels de l’écriture.

Mais pour celui qui reçoit la responsabilité morale et matérielle de mener à terme ce récit, la mission est épineuse, presque impossible. D’abord parce que l’auteur est aussi l’avocat, et qu’en tant que tel, il est soumis à un secret professionnel dont même la famille ne peut le délier. Ensuite parce que l’histoire de la disparition de Marc est surtout celle d’une enquête qui n’a pu en élucider les causes : doit-on postuler que le jeune homme est vivant (ce qui illusoire) ou qu’il est mort (ce qui, pour la famille, est inacceptable) ? A-t-il été enlevé par un groupe armé ? tué pour des raisons crapuleuses ? Ou bien est-il mort accidentellement lors d’une prise d’ayahuasca, une drogue hallucinogène ?

La mission, malgré les écueils, est donc acceptée par Mathieu Simonet, mais à une condition : qu’il ait carte blanche. L’écrivain réclame le droit de faire jouer, si besoin est, le ressort de l’imaginé, de l’hypothétique, de l’intime, de l’oblique, du subjectif. Pouvoir faire du récit de cette disparition un roman, mais pas n’importe lequel. Une alternance de courts paragraphes et de blancs, entre lesquels vibrent des questionnements multiples.

Les dix premières pages tiennent du rapport de police : un résumé des faits, une langue factuelle et neutre formée de phrases brèves. Mais très vite, Matthieu Simonet choisit de donner la parole aux autres, ceux qui ont connu Marc ou l’ont cherché, ensuite : Françoise, la mère, Michel, l’oncle, Nadia, la sœur, Rafael, l’amoureux, Olivier, l’ancien amant, Alexandre, le policier, le juge Périès, et enfin les témoins, dont les déclarations contradictoires nourrissent le dossier. Certains de ces narrateurs parlent de Marc, comme Françoise, mère incroyablement volontaire, mais épuisée par le silence, qui interpelle régulièrement son fils comme on parle à un vivant (« Chéri, où es-tu ? Nadia m’a écrit aujourd’hui et me dit que je suis la seule à avoir de l’espoir ») ; d’autres, interrogés par l’auteur sur la part privée de leur vie, parlent à côté d’un dossier qui les a hantés mais qu’il ne peuvent pas réellement évoquer : images d’Amazonie du juge,  évocation de la foi du policier. Il faut y ajouter les mails solaires de Marc, disant son enthousiasme à propos d’une Colombie dont il est tombé amoureux, les interventions d’amis, une chanson, des coupures de presse….

Le résultat de ce collage polyphonique est saisissant, tout comme la méthode (« Je fais pivoter les paragraphes comme on décharge les camions. Sérieusement. Sans état d’âme »). Ces voix distinctes, distantes, se rassemblent en effet dans cette étrange composition mosaïque, formant un chœur paradoxal autour de celui qui n’est plus là mais irradie ceux qui restent de sa présence latente, telle l’empreinte muette de la lumière imprimant un négatif.

Il faut y ajouter une dernière voix : celle de Mathieu Simonet, l’écrivain et l’homme, qui vient de perdre sa mère après l’avoir longuement accompagnée dans sa maladie. Deux douleurs dialoguent dans le livre, celle d’une plaie béante creusée chez une mère par la disparition de son fils, celle d’un deuil qui commence tout juste chez un fils qui a perdu sa mère. L’écriture de l’absence (mais laquelle ?) devient alors un enjeu vital qui se traduit par un engagement complet, une « addiction » à un livre qui « est au centre » de l’identité de son auteur.

Au-delà de la grave question du deuil empêché, c’est enfin un rapport problématique à la vérité qu’interroge ce texte. On sait que Mathieu Simonet revendique dans son travail une troisième voie, quelque part entre la fabrication fictionnelle et l’exigence de sincérité, l’écriture d’une intimité de soi et des autres à la foi. Il rêve d’une « autre littérature, une littérature utile, une littérature fédératrice, une littérature médicament », qui implique le droit d’abolir les frontières des genres. « C’est un positionnement militant. Un acte militant d’écrivain. Brandir qu’on ne veut pas, qu’on ne cherche pas à écrire la vérité ». Pour lui, ce texte, « bouts de poussière de l’enquête », avec ses effets de flous, ses perspectives faussées, ses certitudes absentes, pourrait être le levier d’une autre parole, celle des témoins, qui accepteraient de confier à l’écrivain ce qu’ils n’ont pas dit à la police. Peut-être aussi, pourrait-il aider Françoise Olivès à s’engager sur le chemin du deuil.

En réalité, les chemins de traverse qu’a pris l’auteur pour aller jusqu’au disparu sont riches, lourds de toutes les vies que cette affaire a nouées entre elle. Et en cela, ils sont d’une absolue exactitude humaine.

Mathieu Simonet et Françoise Olivès, Marc Beltra. Roman autour d’une disparition, Omniscience, 2013, 224 p.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (8 avril 2013)