La douleur d’exister

Un texte nu. Sans quatrième de couverture, sans note biographique, sans postface. Son titre est un simple substantif : SuicideCe livre, paru en janvier 2008, est le dernier ouvrage d’Edouard Levé, écrivain et photographe. De lui, on connaissait Journalsuite de faits divers énumérés sous forme de courts paragraphes, Œuvresoù il décrivait 533 projets artistiques virtuels, et surtout l’étonnant Autoportraitcollection de phrases brèves et définitoires déroulées sans un alinéa durant cent vingt-cinq pages. Son œuvre photographique, tout aussi originale, usait de dispositifs pareillement troublants, comme ces Reconstitutions où des personnages impassibles se figent en tenue de ville dans des reproductions de postures érotiques ou sportives.

Suicide est un livre à la deuxième personne. Une sorte de lettre, pense-t-on d’abord, adressée à un ami mort, protagoniste du récit. C’est son suicide que raconte l’incipit, de manière circonstanciée, presque anatomique : « Tu t’es tiré une balle dans la tête avec le fusil que tu avais soigneusement préparé. […] Ton crâne n’a pas explosé comme on l’a dit. Tu es comme un jeune joueur de tennis qui se repose après un match sur le gazon. On dirait que tu dors. Tu as vingt-cinq ans. Tu en sais maintenant plus long que moi sur la mort. » L’énumération se poursuit, sous forme d’une biographie rétrospective : l’enfance de l’ami mort, ses goûts, ses amours, sa singularité, le désarroi dans lequel il a laissé sa femme, ses parents. Pour l’énonciateur du récit, son suicide est un révélateur, au sens photographique, une permanente épiphanie : son évocation colore la prose d’Edouard Levé, inscrite d’ordinaire dans un dépouillement et un minimalismes stricts, d’étranges résonances liturgiques : « Ton suicide rend plus intense la vie de ceux qui t’ont survécu. Si l’ennui les menace, ou si l’absurdité de leur vie jaillit au détour d’un miroir cruel, qu’ils se souviennent de toi, et la douleur d’exister leur semble préférable à l’inquiétude de ne plus être. Ce que tu ne vois plus, ils le regardent. Ce que tu n’entends plus, ils l’écoutent. Et ce que tu ne chantes plus, ils l’entonnent. Tu es cette lumière noire, mais intense qui, depuis ta nuit, éclaire à nouveau le jour qu’ils ne voyaient plus. ».

La douleur d’exister : le mot est prononcé. Peu à peu, l’on se rend compte que le récit est en train de basculer : les paragraphes courts, cadencés, du début, cèdent la place à des accumulations descriptives qui se rapprochent de la syntaxe d’Autoportrait ; le tu cesse d’être un mode d’adresse pour devenir le transparent substitut du jeOn entre alors dans la détresse lucide, totale, d’un être plongé dans une souffrance aiguë, mais qui se résume sous sa plume à un calme état des lieux : extraordinaire récit de deux jours de marche solitaire à Bordeaux, évocation d’un corps rendu fou par les antidépresseurs, qui le stimulent à l’excès ou l’anesthésient. Aucun pathos, aucune sentimentalité, aucun détachement postural dans cette prose de lumière froide, incisive et méthodique, qui constate, à travers le cas de l’ami, puis le sien propre, l’impuissance d’un être à trouver le goût de vivre. Plasticien et esthète, l’auteur prêtait à son ami ce trait de caractère : « Ton goût des choses parfaites confinait à la folie. ». Nul doute que cette description s’appliquait également à lui, qui a souhaité clore sa vie avec la même exigence formelle que celle qui structurait son œuvre.

Edouard Levé s’est donné la mort le 15 octobre 2007.

Édouard Levé, SuicideP.O.L 2008, 124 p.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2007)