La voix rendue 

Dans son précédent ouvrage, le remarqué Le Jour où mon père s’est tu, Virginie Linhart évoquait déjà le poids de la judéité dans la vie de son père Robert. Petite-fille de grands parents juifs pourchassés pendant la guerre, la documentariste décide cette fois de consacrer un film à un silence qui l’intrigue, d’autant qu’elle l’a vécu à l’intérieur de sa propre famille. Pourquoi les juifs déportés, qui en grand nombre ont accepté de témoigner sur leur expérience concentrationnaire, se sont-ils presque toujours tus sur la période qui a suivi leur retour des camps ? Pourquoi cette réticence à raconter la vie après, celle durant laquelle on s’est reconstruit, réenraciné ?

Pour mener à bien son travail, Virginie Linhart a souhaité rencontrer, par le truchement d’amicales et d’associations, un certain nombre de rescapés, certains illustres, comme Simone Veil ou Marceline Loridan-Ivens, d’autres inconnus. Très vite, elle se rend compte que le projet, accueilli avec chaleur lors des prises de contact, se révèle difficile à mettre en œuvre. Plusieurs rencontres tournent court : chez certains témoins, c’est le récit du camp qui a obnubilé tout le reste et empêche d’aller au-delà. Plusieurs d’entre eux, à quatre-vingt ans passés, diront d’ailleurs avoir eu le sentiment de n’en être jamais sortis ; comme le résume une des déportées, Sarah Montard : « le camp, c’est la trame de ma vie ». D’autres posent des limites : raconter jusqu’à une certaine date, mais pas au-delà. Quelques-uns enfin vont accepter de se livrer véritablement, et ce sont leurs témoignages qui permettent d’éclairer un silence aux fondements extrêmement complexes.

La première explication est qu’au retour les proches, les amis, la société dans son ensemble, ont refusé d’entendre. Les récits de la déportation sont insoutenables à ceux qui ne l’ont pas vécue. Alors on s’installe dans le silence et on cache son tatouage sous des manches longues, même en plein été. Certains rescapés perçoivent également un sourd ressentiment de la part de ceux qui ont perdu une personne chère dans les camps. Eux aussi se demandent pourquoi ils sont en vie, et pas les autres. Et beaucoup disent n’en avoir pas fini, après-guerre, avec la honte d’être juif.

Au fil de son enquête, Virginie Linhart met le doigt sur d’autres aspects qui encore aujourd’hui restent mal connus : par exemple la différence qui a longtemps été faite entre les déportés pour faits de résistance et les déportés juifs, et qui a créé chez ces derniers le sentiment diffus de rester une victime de seconde zone. La France d’après-guerre, note avec pertinence Nadine Heftler, l’une des interviewées, avait besoin d’une « nouvelle identité résistante », surtout pas de victimes civiles.

Un témoin, Charles Palant, soulève un autre traumatisme : le retour, dit-il, les rend « disponibles pour vivre les deuils qui les habitaient ». La formule est terrible, mais donne une idée de la situation de ces adolescents, qui ont parfois perdu toute leur famille, et se retrouvent seuls, dans une grande détresse morale, de surcroît en situation de précarité matérielle. Nombre d’entre eux devront interrompre leurs études et prendre un emploi dès qu’ils auront recouvré suffisamment de forces pour le faire : dans les récits transparaît parfois l’amertume des destins gâchés.

On comprend mieux alors pourquoi ont été tus ces moments du retour, qui ne sont guère idylliques. Le camp n’a pas été qu’une interruption dans une vie qu’il se serait agi de reprendre « comme avant », mais une fracture complète. L’expérience a en partie détruit la personne que l’on était, vidé de sens toute projection dans le temps, et a parfois transformé l’avenir en une angoisse chronique. Ces témoignages révèlent ainsi comment des gestes qui paraissent évidents (travailler, aimer, militer, se marier ou avoir des enfants) ont été pour les rescapés une reconquête coûteuse, en doutes comme en non-dits.

Pourtant, La Vie après n’est pas un livre doloriste. Bien qu’elles soient liées par une douleur commune, émanent des voix croisées par le récit de Virginie Linhart une énergie et une lucidité impressionnantes. Ces femmes et ces hommes, aussi éprouvés aient-ils été, ont voulu survivre, puis vivre – certains avouent avoir lutté contre la tentation du suicide après leur libération –, et enfin revivre. Une rescapée, Isabelle Choko, a cette phrase magnifique : « À partir du moment où j’ai décidé de vivre, j’ai décidé d’aimer ! »

Témoignage historique précieux, le livre est aussi le récit de la genèse d’une enquête et de ses entours, mêlant les impressions de la narratrice – qui a interrogé son propre grand-père – , ses émotions parfois, et un regard analytique d’une extrême pertinence. Cette parole d’accompagnement, amicale, parfois tendre, rend ces récits refoulés enfin audibles, en les associant à des noms, des visages, des personnalités auxquelles on s’attache au fil de la lecture. Au bout du compte, tisser les récits de « la vie après » est aussi, dans le parcours de la documentariste, une façon de prendre place au milieu de siens et de restaurer le fil de la parole interrompue.

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Virginie Linhart, La Vie après, Seuil, 2012, 213 p.
—  Après les camps, la vie, 70 min, Cinétévé / Ina / France.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2012)