Par la mer et par le ciel

« Vue de près, Cézembre était belle, pierreuse, sauvage, désolée. Bien plus fascinante que dans mon souvenir ; peut-être parce qu’entre temps, j’avais acquis le savoir de ce que l’on y avait souffert. L’homme que j’étais aujourd’hui n’était plus l’ado ignorant d’hier, qui ne voyait en elle qu’un caillou interdit où prendre des cuites avec son copain. Flancs gris, bruns et ocre recouverts de lichen ; mélange de rugosité et de douceur, de courbes et d’horizontalité, avec ses rochers noirs qui encadraient la plage comme pour la protéger, ses collines arasées par les bombes sur lesquelles des arbustes avaient pourtant réussi le prodige de repousser. Je n’entendais que le vent et les cris des oiseaux.

« Le tronçon de sentier bordé de tamaris qui s’élançait vers le flanc ouest était bordé par des grillages hauts de plus de trois mètres. Bien qu’ils fussent recouverts depuis longtemps d’un tapis d’herbe drue, on voyait encore les cratères créés par les bombes : des dépressions qui avaient creusé des vallons en miniature dans le sol, lui faisant perdre, disait le livre de Kérézéon, jusqu’à six mètres de hauteur par endroits. J’essayais de me représenter la violence des impacts : mais elle était, au sens propre, inimaginable. Au bout d’une centaine de mètres, le sentier tournait court : il n’avait été ménagé pour permettre d’apercevoir, de loin, le sommet de la colline ouest, celle que les démineurs n’avaient pas touchée.

« De l’autre côté de l’embranchement, à l’est, un portail de fer, désormais symbolique puisqu’il n’était muni d’aucun verrou, marquait le début du chemin praticable ; des fils de fer bas, garnis de barbelés, en marquaient les limites. J’ai pensé au travail qui s’était accompli, aux milliers de mètres cubes de terre qu’il avait fallu tamiser au prix d’un travail de Romain pour permettre aux visiteurs de fouler en paix ce chemin. À ce que cette terre sablonneuse avait hébergé de tendres ou de joyeux moments avant le martyre et le massacre, à ce qu’elle avait bu de sang pendant le déluge de feu.

« Comme une métaphore du supplice de l’île, des rails tordus, reste du chemin de fer construit pour acheminer des vivres vers les bunkers de l’île, avaient été laissés en évidence. Plus haut, des cubes de béton, après avoir été soufflés par les explosions, étaient restés en équilibre l’un sur l’autre, tels des menhirs modernes de la guerre.

« J’ai toujours aimé la beauté des ruines ; mais celles-ci, revêtues de graminées, de mousses et de lichens, ne s’étaient pas complètement départies de leur violence originelle. La nature, à Cézembre, n’avait pas éteint le souvenir de la bataille sans merci qui s’y était livrée ; elle en avait simplement apaisé l’horreur.»