Y’a un climat (Jean Guidoni)

J’ai découvert ce chanteur en 1989, 19 rue Gambetta, chez mon ami S., qui souhaitait me faire découvrir sa nouvelle acquisition. Guidoni venait de réaliser un enregistrement en public de son récital à l’Espace Européen. Je savais très vaguement qui il était : quelques années plus tôt il avait obtenu un certain succès public avec une chanson, «Tramway terminus nord ». À cette époque, il multipliait les maquillages extravagants, les tenues ambiguës, les apparitions télévisées androgynes et décalées.

Le récital de 89 à pourtant une toute autre couleur : celle du dépouillement d’un piano-voix. De deux pianos et d’une voix, pour être exacte. Les chansons, pour certaines d’entre elles, sont d’une extrême crudité, presque toutes baignées de noirceur. Et la voix grave, débarrassé des arrangements encombrants du disque, en égrène la lumineuse, cynique, parfois obscène beauté. A sa façon, l’album de l’Espace Européen est une coupe verticale dans la nuit chronique des vies : il raconte des histoires de désabusement politique, de perte amoureuse, d’amour que l’on fait aux cadavres. De prostitution, de souffrance homosexuelle, de misère. De révolte, de poisons et de casinos déserts.

Il pourrait être sauvage et il l’est un peu ; il pourrait être sordide et il ne l’est jamais. Parce qu’il y a une manière de poser les mots – ceux de Pierre Philippe et Michel Cywie – sur le tourment qui leur donne leur forme d’élégance ou de poésie brutale ; parce qu’il y a une confondante vérité dans ce portrait du monde jamais défait de ses ambiguïtés. Parce que vacille, aussi, l’éclat tenace d’une lumière au bout de certaines phrases, certaines intonations enragées d’espoir, comme si elles ne pouvaient s’empêcher d’y croire. Ces jours où le soleil luit sur la verrière, où y’a un climat, y’a un feeling, où on voudrait épouser la Tamise. Ces jours où l’amour arrache à la vie sa rançon de plénitude, même s’il faut pour cela mordre et déchirer, un peu.

Sur scène, Guidoni est un homme seul. Il murmure, il déploie, il hurle, Accords plaqués au silence. Engagement dans une chanson comme s’il fallait y faire tenir toute la vie. Ballet des ombres funambules, qui s’étendent sur le silence. Il est dans l’extrême dépense de soi, dans l’épuisement radical du don, celui où l’on ne regarde  plus ni à la gloire ni à l’humiliation.

L’homme de l’ombre a émergé ce soir-là, à l’Espace européen, de la lumière noire et il y a pris demeure. À jamais fixé, un moment de beauté baroque sur la surface lisse d’un CD, dans la main de mon ami S. Lui et moi ignorerions que tant d’années plus tard, la voix serait toujours là, et qu’elle nous accompagnerait dans les angles les plus aigus de la vie.

© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017

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