Yumeji’s Theme

Elle est accompagnée par un air de violoncelle insistant qui se lie et se délie, rythmé par des pizzicati, et se déploie comme une fumée monterait dans l’air. Elle balance des hanches, dans l’escalier, son récipient de métal à la main. Le ralenti la rend féline, ballerine, extraordinairement belle. Silhouette magnifiée par des robes incroyables qui l’emprisonnent jusqu’au cou, visage lisse qui du trouble ne laisse rien paraître, attente envoûtée de l’homme qui lui aussi montera cet escalier, en marche vers elle. Ils sont in the mood for love, mais ne le savent pas encore.

Quand ils le comprendront, ce sera dans la gangue d’une maison où la promiscuité règne en maîtresse, dans le carcan du silence et des conventions. Ils n’en seront que plus dignes, plus beaux, plus attachés l’un à l’autre. Le silence les liera, celui des nuits chastes et secrètes, de la chambre d’hôtel où il écrit, des conversations impossibles, des voyages où elle ne l’accompagnera pas. Le silence de la trahison dont il goûteront tous deux les fruits amers, celle qu’ils choisiront de ne pas répéter.

Mais le désir sera là, ne cessera plus d’être là, dans leur regard et dans leur geste. Il les habitera, les embrasera de souffrance et de plénitude, fera de chacune de leur rencontre, aussi anodine soit-elle, un vertige.

In The Mood For Love est une ode baroque à l’alchimie qui pousse deux êtres l’un vers l’autre, à la charge érotique que l’amour imprime, nolens volens, à ceux qui se sont reconnus. Ces corps qui jamais ne se touchent brûlent l’un de l’autre et s’appellent sans cesse dans l’harmonie de gestes aimantés. La scène de l’escalier, sa répétition obsédante, énonce l’implacable grammaire du désir ; elle fait danser à ce couple fantôme une valse impossible plus érotique que n’importe quelle étreinte. Une histoire de refus et de grâce, qui célèbre en définitive le savoir des mémoires inguérissables, inconsolables de ceux qu’elles ont aimé.

Wong-Kar-Wai, ainsi racontant sans le nommer jamais le feu qui les transfigurait, a rendu ces êtres magnifiques, aériens, intemporels. La lumière dansante pour toujours s’est déposée sur la nuque gracile de Maggie Cheung ; les yeux Tony Leung l’enveloppent à jamais de leur faim ardente. Le Yumeji’s Theme a scellé leur ensorcellement. Le nôtre aussi.

© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017

Scarlatti • Le Roi des Aulnes (Michel Tournier)• Le Ravissement de Lol V. Stein • Océanique (Marguerite Duras • The Great Singer (Nina Simone) • Promenade en forêt (Julien Gracq) • Yumeji’s Theme  (Wong Kar Wai) • Quelques raisons d’aimer Annie Ernaux • Voix Angélique (Angélique Ionatos) • Looking Through The Glass (Philip Glass)• Les vieilles chansons (Gilbert Bécaud) • Harem (Brigitte Fontaine) • Vox : Delphine SeyrigY’a un climat (Jean Guidoni)• Les sentiments (Noémie Lvovsky)L’homme-clarinette (Yom)Muriel Cerf • Lhasa • Chansons à surprises (Radiohead)La  Symphonie pastorale Musique de métro Regards de femmesLes BuddenbrookBizertekmlBuffet de la gareLes oiseaux bleusUn bol de soupe